jeudi 17 décembre 2009

Jacques Martin, un auteur paradoxalement méconnu

Dans quelle mesure Jacques Martin, avec notamment sa série Alix, a-t-il réellement trouvé son public ? J'ai en effet l'impression qu'il n'a rencontré le succès ni grâce à ses meilleurs albums, ni pour les aspects les plus originaux de son oeuvre...

Dans l'esprit d'une grande partie des amateurs de bande dessinée, les meilleures de Jacques Martin sont les premiers Alix (jusqu'aux Légions perdues ou à Iorix le Grand) et les premiers Lefranc (jusqu'àu Mystère Borg ou au Repaire du loup).

Alix et Lefranc sont dans ces albums de traditionnels héros sans peur et sans reproche, tels Tintin ou Spirou, se riant des dangers et résolvant tous les problèmes, combattant sans relâche leur ennemi récurrent (Arbacès et Axel Borg) avec l'aide de l'habituel faire valoir (Enak et Jeanjean). Sous la pression des dirigeants du journal Tintin, Jacques Martin coule même son dessin dans le moule de la « ligne claire », sur les traces de Hergé et d'E.P. Jacobs. Cela a donné de très bons albums, la Griffe Noire ou le Mystère Borg notamment, aux intrigues bien huilées et au dessin efficace.

Mais si Jacques Martin s'était contenté de cela, il serait resté le troisième homme de la ligne claire, derrière Hergé et E.P. Jacobs, sans se démarquer réellement de ces deux auteurs. Lefranc est un peu un Tintin sans l'humour (avec toutefois un accent mis les mouvements de foule, que l'on retrouve un peu chez l'E.P. Jacobs du Secret de l'Espadon mais très peu dans Tintin) et Alix n'est guère qu'un Tintin chez les Romains.

Ce type de récits ultra-classiques a eu, et continue à avoir, beaucup de succès (cf. la réédition des premiers Alix et Lefranc en édition fac-similé ou les nouveaux Lefranc situés dans les années 1950, ainsi que les Blake et Mortimer, personnages ressortis d'hibernation tous les deux ans pour un nouveau best seller).

À partir de 1965, la tonalité des albums évolue, devient moins classique, plus trouble, moins optimiste. Alix, de surhomme surmontant toutes les difficultés va devenir pur spectateur des aventures des autres ; il ne parvient même plus à remplir les missions qu'il s'est fixé, notamment dans Vercingétorix et de manière encore plus frappante dans La Tour de Babel. Les situations deviennent plus sombres, les personnages psychologiquement plus torturés et plus complexes ; Enak par exemple, jusque là compagnon falot et gentillet, va prendre plus d'épaisseur lorsque, dans le Prince du Nil, il laissera Alix croupir dans de malsaines geôles, par inattention, tout obnubilé qu'il est par sa nouvelle vie princière.

On parle de mère indigne dans le Fils de Spartacus, de ville entière rayée de la carte dans le Dieu Sauvage, d'un peuple qui s'éteint dans le Dernier Spartiate, de l'ivresse du pouvoir dans Iorix le Grand, de la fin tragique d'un jeune prince pétri de bonnes intentions mais naïf et mal conseillé dans la Tour de Babel, de problème d'identité sexuelle dans l'Enfant Grec. Il est peu de dire que tous ces thèmes n'étaient jamais, ou presque, abordés dans les bandes dessinées publiées à la même époque dans le journal de Tintin...

Parallèlement le dessin s'affine, les couleurs atteignent une finesse rarement atteinte en bande dessinée (ah, les couleurs des albums d'Alix... On a rarement mieux rendu en bande dessinée le jeu de la lumière et de ses infimes changements : aube ou crépuscule, orage ou ciel d'été, elles rendent le passage du temps presque tangible...).


Cette démarche culmine avec l'Empereur de Chine, probablement le chef-d'oeuve de Jacques Martin. Alix n'est plus du tout le héros sans peur et sans reproche, quasiment infaillible , qui résout tous les problèmes, maîtrise tous les dangers et dénoue les situations les plus inextricables.

Alix est toujours sans reproche mais il ne maîtrise plus rien. Confronté à des enjeux de pouvoir qui le dépassent complètement, face à la culture chinoise dont il a tout à apprendre, Alix n'est plus que le spectateur impuissant des luttes intestines de la cour impériale chinoise. Ses interventions ne résolvent rien, voire précipitent la fin de ceux qui sont prêts à l'aider. L'Empereur de Chine porte à leurs sommets les nombreuses qualités des albums précédents : la reconstitution historique est superbe, portée par le dessin précis de l'auteur et par les couleurs magnifiques. Les intrigues de tous ces personnages qui se battent pour le pouvoir, pour un rêve (le fils de l'empereur) ou simplement pour leur survie sont à la fois passionnantes et dérisoires.


Pendant une vingtaine d'années, du Dernier Spartiate à Vercingétorix, Jacques Martin s'est éloigné de sa période ligne claire et a introduit dans la bande dessinée franco-belge des thématiques qui y étaient inconnues jusqu'alors. Il nous a ainsi offert des albums complexes, probablement ses meilleurs, aux problématiques résolument adultes, en décalage complet de la grande majorité de ce qui se faisait à l'époque.

J'ai malheureusement l'impression que ce changement n'a pas toujours été perçu à sa juste valeur : ce changement de ton a été relativement peu gouté par les anciens lecteurs, nostalgiques du bon temps de La Griffe Noire, et a peu permis à Jacques Martin de toucher un nouveau public. Malgré le travail remarquable de Thierry Groensteen dans Avec Alix, la richesse de l'oeuvre de Jacques Martin me semble encore sous-estimée par beaucoup de lecteurs.

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