samedi 25 septembre 2010

Entretien avec Edmond Baudoin (3ème partie) : Ciudad Juàrez

Le début de l'entretien est disponible ici : première partie et deuxième partie.

Puis l’entretien prend un autre tour. Baudoin souhaite me parler de son prochain projet.

Edmond Baudoin : Dans quelques jours, je pars au Mexique. J’avais demandé une subvention, qui m’a été accordée par Culture France, pour partir au Mexique. Je pars dans cette ville où l’on meurt tellement, Ciudad Juàrez. Je vais y passer deux mois, peut-être deux mois et demi. Dans le contrat que j’ai signé avec culture France, c’est deux mois. Je vais enseigner là-bas aussi, c’est dans le contrat.

Pourquoi aller là-bas ?

Eh bien…C’est la question des frontières qui m’intéresse. Les frontières, ce pourrait être Gibraltar ou la Palestine, il y a des frontières partout ; elles montent partout les frontières. Moi, je suis méditerranéen et l’Europe du Nord veut monter des frontières autour de la Méditerranée, grosso modo. Donc je suis concerné par ces murs que les êtres veulent monter, mais qui sont aberrants.

Mais Ciudad Juàrez, le livre de Bolaño, 2666, avait déjà abordé la question.

D’ailleurs, c’est peut-être à cause de ce livre de Roberto Bolaño que je veux aller à Ciudad Juàrez.

Roberto Bolaño était un Chilien, il est mort il y a quelques années, en Espagne.

Qu’est ce qui se passait à Ciudad Juàrez, avant que cela soit la guerre, comme maintenant ? Il y avait des maquiladoras. Juste en face de Ciudad Juàrez, il y a El Paso, la ville américaine, de l’autre côté du Rio Grande. Bien sûr, il y a beaucoup d’usines américaines, et d’autres pays, car c’est possible de faire travailler à pas cher. Il y a des femmes, là, qui viennent de toute l’Amérique latine en fait ; il y a toute l’Amérique latine qui vient là, en face de l’Amérique du nord. Il y a les pauvres, enfin les pauvres, entre guillemets… tout le rêve d’Amérique du Sud sur l’Amérique du Nord. Et des femmes qui arrivent du Honduras, d’ailleurs, du Mexique beaucoup. Ces femmes qui travaillent comme des esclaves quelquefois ; enfin, pas exactement : elles gagnent quelque chose, un salaire, ce ne sont donc pas des esclaves. Leurs mères, leurs grand-mères n’auraient pas fait ça, dans leurs frontières. Ces femmes, avant de partir de chez elles, ont vu qu’on peut vivre autrement que de se faire engrosser par le père ou le frère, dans le village, ou l’oncle ou le voisin, à 14 ans. Et elles ne veulent pas de ça. Quelque fois elles veulent des enfants ; elles ne savent pas lire ou écrire, et pourtant elles vivent la frontière de la libération de la femme. Elles se confrontent aux hommes, au machisme des hommes. Pour eux, une femme seule au Mexique, c’est une putain et donc on peut la violer, et après il faut la tuer, parce qu’elle parle quand même la putain. Et la police n’enquête pas, parce qu’enquêter sur une putain, ce n’est pas la peine. Donc là, aussi, frontière du machisme.

Bien. Moi je voulais enquêter sur cette frontière-là.

Et puis il y en a qui veulent passer aux États-Unis, frontière humaine, politique, vers les États-Unis.

J’ai eu une bourse pour aller dessiner là-bas, dans la rue ; lorsque des gens viendront voir, le leur demanderai : « je vous fais le portrait mais vous me dites quel est vote rêve ? Mais votre rêve avec la vie, pas avec la mort. » Ce n’est pas enquêter sur la mort, mais sur la vie.

C’est aussi sur cette frontière qui est au fond l’image même de notre économie, qu’on appelle libéralisme. En tout vas les narcotrafiquants, c’est l’image du libéralisme qui n’accepte pas la crise, qui se tue pour le marché.

Il y a la frontière des armes, la frontière de la drogue ; depuis peu il a la frontière des êtres humains. Récemment, il y a eu 72 morts, éliminés dans un ranch, des émigrants. Les narcotrafiquants n’arrivent plus à gagner assez d’argent avec la drogue, ils trafiquent les hommes, ils trafiquent la chair humaine. Ils passent aussi du bétail maintenant, ils ne savent plus comment faire pour avoir leur 4x4, leur ranch, pour avoir leur piscine. Cela devient difficile, c’est la crise.

Et maintenant c’est la guerre.

Donc je vais dans un pays où les femmes dont je parlais continuent à mourir. Mais dans une guerre, qu’est-ce que ça peut faire que des femmes meurent ? Il y a tellement de gens qui meurent dans une guerre…

Voilà, c’est un livre sur la frontière.

J’ai parlé de ce projet à un autre dessinateur, j’ai vu ses yeux briller. Je lui ai dit, « si tu veux, je t’emmène. J’ai assez d’argent pour payer une maison pour nous deux, une voiture pour toi et moi ». Mais après j’ai dit, non, pas une voiture, on va prendre le bus. En effet, on m’a dit « à Ciudad Juàrez, on vous volera la voiture, et peut-être que pour vous voler la voiture, on vous tuera ». Je n’irai pas jusqu’à prendre ce type de risques, donc j’abandonne quelques idées ; on ira en bus. Ce dessinateur s’appelle Troub’s, il est plus jeune, comme ça il y aura deux regards, et l’un pourra se dessiner l’autre, un livre fait à deux. C’est plutôt un garçon qui fait des carnets de voyage d’habitude. Il y aura deux dessinateurs qui se promènent là-bas.

[Interruption : Baudoin reçoit un coup de téléphone d’une amie hispanophone, ils travaillent ensemble pour rédiger des lettres d’introduction destinées à des professeurs d’université de Ciudad Juàrez.]

Je veux donner des cours là-bas, je veux surtout avoir des contacts avec des étudiants. C’est important, surtout au début d’avoir des contacts. Les amies que j’ai là-bas (parce que je suis allé au Mexique, j’ai fait Amatlan là-bas), mes amies, elles toutes peur pour moi : « Tu vas mourir, surtout tu vas te faire enlever ; deux Français, cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Vous êtes français donc c’est du fric, deux Français c’est beaucoup d’argent. Il faut que vous soyez accompagnés chaque fois que vous sortez, parce que dans la rue, même si vous parlez un peu espagnol, vous n’allez pas voir les signes avant coureurs qui font que ça peut tirer dans tous les coins, ou qu’une voiture s’arrête à côté de vous pour vous embarquer. » Il faut quelqu’un qui habite là-bas, qui connaît tous les codes.

Sébastien Soleille : Et vous connaissez quelqu’un là-bas, vous allez vous faire introduire par quelqu’un ?

E. Baudoin : Non et c’est notamment pour ça l’université : si on peut amener les étudiants avec nous dans la rue, ce serait fabuleux, et aussi pour les étudiants. Mais je rêve, la police nous en empêchera. D’après ce qu’on m’a dit, on ne pourra rien faire.

Mais si on peut rien, on fera un livre où l’on dit qu’on ne peut rien faire. Cela n’empêche pas le livre.

Je n’ai aucune idée, en fait. Je sais que j’essaierai de voir des étudiants, je sais qu’on essaiera de vivre là-bas. Mais il y a comme un couvre-feu : à 8 heures du soir, il faut que tout le monde soit dans les maisons. C’est vraiment un état de guerre.

S. Soleille : C’est avec Amatlan que vous eu l’idée de ce projet ?

E. Baudoin : Oui, parce que je voyais les petites filles dans les villages, grosses, je voyais cette misère des femmes. Je suis touché par le sort des femmes, toujours. Et en plus de cela, là ou j’étais, à Amatlan, c’étaient toutes des jeunes femmes qui étaient là, une communauté de jeunes femmes françaises. Il y avait notamment une femme qui écrit beaucoup, Anne Vigna, qui est entre autres une correspondante du Monde Diplomatique… Il y a des bons articles dans le Monde Diplomatique… Donc on parlait, on parlait des jeunes femmes ; les femmes sont concernées par les problèmes des femmes, c’est normal. Il y avait beaucoup de discussions sur les femmes qui mouraient.

S. Soleille : D’après ce que je comprends, cela va encore être un de vos livres sous forme de dialogue. Ce n’est pas très courant en général, mais pour vous, ce n’est pas la première fois…

E. Baudoin : Oui. Et ce sera, comment appelle-t-on cela ? un carnet de voyages. Cela existe de plus en plus. Mes carnets de voyages comme Amatlan, comme Araucaria sont publiés à L’Association. L’Association fait ça depuis longtemps, L’Association en Égypte, L’Association au Mexique

Donc un autre carnet de voyage, là avec Troub’s. Ce sera d’ailleurs à L’Association. Un autre carnet de voyage, un autre carnet de dialogue, de portrait de gens, de portraits de rues, de portraits de ce qu’on pourra, de ce qu’on nous permettra de faire. Sans cela, on passera à El Paso, et d’El Paso on dessinera Ciudad Juàrez à travers les grilles. De toute façon on passera à El Paso, c’est évident. Il y a la frontière là, on ne va pas ne pas passer à El Paso. Et là-bas on sera protégé, on pourra dessiner comme on veut. Parce qu’alors là, la police est omniprésente, c’est propre et tout. Même le maire de Ciudad Juàrez habite à El Paso. C’est fou, hein ? Mais aujourd’hui on tue les hommes politiques au Mexique. Il ne peut pas faire autrement.

C’est complètement fou mais on est dans un monde complètement fou. Il faudra bien que cela s’arrête, notamment du point de vue écologique. Il y quelque chose qui monte là, qui monte, qui monte ; qu’est-ce que c’est que ces frontières ?

Allez, je vous montre les premières pages. [Baudoin va chercher un carnet et l’ouvre devant moi.] Je fais un prologue. Troub’s fait pareil, un prologue. Je ne sais pas comment cela sera monté après. [Baudoin commence à lire les premières pages :] « Je me souviens, je marchais sur une plage à Tanger… » [Il me lit ainsi toutes les pages déjà mises au net dans son carnet, une douzaine probablement.]

Voilà, c’est le prologue. Et Troub’s aussi, il se trouve qu’il était à Tangers. Alors c’est bien que cela commence chez nous pour partir là-bas.

Voilà, vous savez tout.

S. Soleille : Maintenant, vous êtes un dessinateur globe trotter.

E. Baudoin : Souvent, c’est vrai.

Et là il y a une raison, un peu personnelle, aussi : J’ai un peu peur de me répéter. J’ai fait le tour, quand même, avec Éloge de la poussière, avec des tas de livres, avec Le Chant des baleines. J’ai dit ce que je voulais dire, même si je ne l’ai pas dit bien, on ne revient pas après sur les livres, même si j’aurais pu aller plus loin, dans L’Arleri ou quelque chose comme ça, mais bon… Donc il ne me reste plus que les voyages. C’est-à-dire raconter ce que je vois, avec ce que je suis, avec mon regard mais sur quelque chose d’extérieur à moi.

La répétition… On n’a qu’une note, on ne peut pas être tout à la fois, donc… On aimerait être autre chose, j’aimerais bien être Margerin parfois, mais je ne suis qu’Edmond Baudoin, et lui n’est que Margerin [rires]. C’est comme ça que les hommes vivent, c’est parce qu’on est beaucoup qu’il peut y avoir toutes ces notes qui, ensemble…

Les lecteurs font leur choix. Et même pas, ils ne font même pas leur choix : à tel moment de la vie, on prend cela, à tel moment de l’année, on prend un polar ou un livre de philosophe ou un livre sur comment marche la robinetterie, je n’en sais rien, on a besoin de l’ensemble.

S. Soleille : Dans vos derniers albums, vous parvenez pourtant à vous renouveler. Peau d’âne, par exemple, vous ne l’aviez jamais fait.

E. Baudoin : Non, c’est vrai. Aller vers les enfants, aller vers le conte. Oui, ça, ça me plaît.

S. Soleille : Travesti, c’était nouveau aussi.

E. Baudoin : Oui, aller vers un écrivain, vers quelqu’un d’autre, je le fais aussi. Avec actuellement un écrivain qui s’appelle Bénédicte Heim. Mais on en parlera peut-être un peu plus tard [note ajoutée quelques mois après : cela a donné naissance au superbe et dérangeant Tu ne mourras pas]…

L'entretien s'achève ici. Pendant le déjeuner qui suit, nous discutons à bâtons rompus de choses et d'autres : de tout le bien que nous pensons de Fabrice Neaud, de divers voyages, d'éco-tourisme, etc. Puis Baudoin doit partir. Ces jours-ci, il a un emploi du temps très chargé : il part dans quelques jours au Mexique. Avant cela, il va passer quatre jours à Saint-Pétersbourg... Rendez-vous dans quelques mois pour la lecture des carnets de Ciudad Juàrez [note ajoutée quelques mois après : la chronique du livre est disponible ici].

Entretien réalisé le vendredi 10 septembre 2010.

vendredi 24 septembre 2010

Entretien avec Edmond Baudoin (2ème partie)

Le début de l'entretien est disponible ici : première partie.

Voici la suite de l’entretien avec Edmond Baudoin. Nous étions en train de parler de l’enseignement de la lecture des images…

Edmond Baudoin : C’est vrai que c’est difficile. Il y a eu des textes là-dessus, de Barthes, de Pasolini. Surtout de Pasolini, j’aime beaucoup ses textes qui parlent de l’image.

Mais comment enseigner cela ? Comment enseigner que Pasolini, quand il faisait une allée qui allait vers la maison du bourgeois, s’il mettait une allée de peupliers, ce n’était pas comme s’il mettait une allée de marronniers ? C’est compréhensible, c’est évident, dit comme ça, mais comment enseigner ca dans les écoles ?

Sébastien Soleille : Peut être par l’exemple, en montrant des cas concrets.

E. Baudoin : Oui, effectivement, prendre des choses très courtes dans des films…

S. Soleille : Ce sont des choses que vous avez abordées quand vous étiez professeur au Canada ?

E. Baudoin : Oui. On peut le faire de manière un peu facile, on peut prendre des choses simples. Par exemple, on peut prendre une ou deux affiches. Vous prenez deux affiches, mais sans mettre de titre, sans mettre de nom d’auteur ; vous mettez devant les élèves une affiche d’un film de Woody Allen et un une affiche d’un film de Sylvester Stallone. La Rose Pourpre du Caire ou Rambo, je ne critique pas du tout, hein, je fais juste un truc sur ces deux images. Vous mettez ces deux affiches et vous voyez qui veut aller voir tel ou tel film. Pourquoi veut-on aller voir ce film, alors que l’on n’a pas le titre ? pourquoi veut-on voir celui-là ? et pour quelles raisons ? qu’est-ce qu’il y a dans ces images qui fait qu’on veut voir ce film ou celui-là ?

Alors on peut démarrer comme ça, après on peut continuer. On peut enseigner comme ça avec des enfants.

S. Soleille : Pour l’instant vous avez enseigné trois ans au Canada. Est-ce votre seule expérience d’enseignement ?

E. Baudoin : Non. Enfin, la seule expérience longue, oui. Mais j’ai donné des conférences dans des universités, en Chine, en Inde, au Chili, au Vénézuela. En Chine, c’était fabuleux.

S. Soleille : Pourquoi ?

E. Baudoin : Les moyens que les universités me donnaient pour faire ces conférences… La réceptivité des ces étudiants… Et alors, eux, l’image…

Si on veut avoir peur des Chinois, il n’y a pas de raison d’avoir peur des Chinois, mais ils sont impressionnants. En Inde aussi, c’était impressionnant, mais en Inde ils ont moins de moyens.

En Chine, ce sont des enfants de riches qui vont à l’université, même à l’université populaire. Je veux dire, les parents se saignent pour envoyer leurs enfants à l’université… Mais alors, wouah, ils sont fortiches !

S. Soleille : Il y a autre chose que je voulais aborder avec vous, parce que cela m’a marqué dans vos derniers albums, c’est l’irruption du rêve ; l’irruption du cauchemar dans Travesti, celle du rêve féérique dans Peau d’âne (les trois robes, c’est vraiment du rêve).

E. Baudoin : Oui, tiens, c’est vrai.

Ce matin, il y avait une émission sur l’importance de l’ombre dans notre monde rationnel. J’entendais que même les chercheurs, mêmes les scientifiques, quand ils trouvent quelque chose, ce n’est jamais seulement avec la raison, c’est avec quelque chose qui leur a échappé. Il y a chez tout le monde une part d’animisme, un lien avec ce qui nous entoure, un mystère, qui n’a rien à voir avec la religion.

Pourquoi on est avec quelqu’un ? pourquoi quelqu’un nous sourit et nous plaît ? pourquoi avec un autre, on n’aurait même pas envie de boire un verre ?... Qu’est ce qu’on lit ? qu’est-ce qu’on sent ? et comment le traduire en dessin ?

S. Soleille : Traduire tout cela en dessin, vous essayez depuis des années…

E. Baudoin : Oui, oui, oui… (rires)

Puis l’entretien prend un autre tour. Baudoin me parle de son prochain projet. La suite de l'entretien est ici sur ce blog.

À suivre...

dimanche 19 septembre 2010

Week end, de Jean-Luc Godard (1967)

Les films tournés par Jean-Luc Godard à la fin des années 1960, notamment Week end, le dernier de sa période commerciale, sont exceptionnels à plus d'un titre.

Jean-Luc Godard est un artiste militant. Sa critique de la société capitaliste contemporaine, dans Week end notamment, est extrêmement virulente. Dans ce film, la soif de possession de la bourgeoisie débouche sur des situations véritablement apocalyptiques : agressivité sans borne, lutte de tous contre tous, accumulation de destruction et d'accidents meurtriers.

On peut trouver dans ce film de très nombreux symboles ou images, plus ou moins évidents, dénonçant le capitalisme bourgeois et la société de consommation. Une des images les plus fortes étant celle qui clôt le film : une bourgeoise déguste avec délectation les restes de son mari frits à la poêle.

Critique de la société bourgeoise, en premier lieu. Apologie (encore que ce terme puisse amplement prêter à discussion) de la révolution également. Pendant cette période de sa carrière, Jean-Luc Godard a en effet commencé à montrer des sympathies appuyées pour des mouvements d'extrême-gauche, souvent proches du maoïsme. Dans le film précédant Week end (et datant comme lui et comme Deux ou trois choses que je sais d'elle de 1967 ! Imaginez donc : à l'époque Jean-Luc Godard tournait deux ou trois chefs-d’œuvre par an !), La Chinoise, il décrivait avec sympathie un groupuscule d'activistes gauchistes (c'est d'ailleurs, à mon avis, un des meilleurs rôles de Jean-Pierre Léaud, qui ne fut pas seulement l'Antoine Doisnel de François Truffaut).

Jean-Luc Godard est donc un artiste militant. C'est loin d'être le seul. Cependant, tout en étant profondément militant, il reste, d'abord et avant tout, profondément artiste. Sa critique est virulente et ses sympathies affichées. Mais jamais il n'assène de vérités définitives. Les bourgeois sont des salauds, mais les gauchistes, violents et nihilistes, n'apparaissent pas vraiment comme des héros sans tâche. Godard ouvre des portes, pose des questions mais n'est jamais un théoricien pontifiant. Sa critique est d'ailleurs trop virulente pour être pleinement pertinente en tant que simple critique. S'il ne s'agissait que de critiquer la France pompidolienne, la première demi-heure de Week end pourrait suffire, le reste du film serait redondant. Mais il ne s'agit pas seulement d'un pamphlet aux messages clairs et aux idées arrêtées. Quels que soient les messages qu'il véhicule ce film reste avant tout une œuvre d'art aux sens et aux vérités multiples et fuyantes, aux formes sans cesse renouvelées.

Si ce film est révolutionnaire dans ses propos, il l'est tout autant, voire plus, dans sa forme. Dans ce film, comme dans les précédents, au moins autant qu'il atomise les mœurs de la société de l'époque, Jean-Luc Godard dynamite les habitudes du cinéma traditionnel. L'innovation formelle accompagne et renforce le message de rénovation de la société.

Le film s'achève sur un carton qui affirme, définitif : "fin de cinéma". Après Week end, Godard s'est consacré pendant plus de 10 ans à un cinéma collectif, encore plus militant, hors des circuits commerciaux traditionnels. Il faudra attendre 1980 et Sauve qui peut la vie pour revoir un film de lui distribué dans les circuits commerciaux. Mais ceci est une autre histoire...

mercredi 15 septembre 2010

Faire semblant c'est mentir, de Dominique Goblet (2007)

Faire semblant c'est mentir ne paie pas forcément de mine. Au premier abord, le trait peut sembler maladroit, le récit désordonné. Cela ressemble à de l'autobiographie, mais en est-ce vraiment ?

Il s'agit plutôt de souvenirs éclatés, de fragments de vie. Dominique Goblet y parle de son père, de sa fille, d'un amant. Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris l'ordre chronologique dans lequel sont censés se dérouler ces éclats de vie ; mais je ne pense pas que cela soit bien grave. Il s'agit de moments forts ou d'impressions diffuses, relus, parfois des années après, au travers du filtre de la mémoire. Des fantômes, issus des souvenirs de certains protagonistes, font même quelques irruptions dans certaines cases.

Le tout est dessiné avec un trait naïf, les membres et les traits des personnages sont fréquemment déformés, notamment pour coller à leur personnalité : la fille de la narratrice est dessinée d'un trait pur, la compagen de son père ressemble au contraire à un spectre... Dominique Goblet varie les techniques, allant du dessin au crayon gras aux pleines pages peintes en à-plats de peinture à l'huile.

Le tout est particulièrement bien mis en valeur par l'exceptionnel travail d'édition, réalisé par Jean-Christophe Menu et L'Association : la qualité de reproduction est excellente, les nuances du dessin sont rendues de façon exemplaire et le livre est un très bel objet.

Bref, nous sommes loin du récit autobiographique 'objectif', relatant des faits passés précis, dans un ordre chronologique rigoureux (ou aisément reconstituable). Nous avons affaire à un travail de mémoire, avec tout ce que cela peut comporter de subjectif, d'imprécis, de flou.

Cette forme de récit ne ressemble véritablement à rien de ce que je connais et cet album est, à mon sens, une des tentatives les plus réussies pour réaliser une bande dessinée qui participe d'une expérience poétique véritable.

mardi 14 septembre 2010

Entretien avec Edmond Baudoin (1ère partie)

Lorsque j'arrive chez Edmond Baudoin, celui-ci discute avec son fils Hugues. Je reconnais celui-ci grâce à la lecture du Parfum des Olives. Il part rapidement. L'entretien débute aussitôt et nous commençons par évoquer son dernier album, Le Marchand d'éponges, publié fin août chez Librio, que j'ai chroniqué sur ce blog il y a quelques jours.

Sébastien Soleille : Dix ans après Les Quatre Fleuves, vous adaptez pour la deuxième fois un texte de Fred Vargas. Qu'est-ce qui vous attire dans ses textes ? les intrigues, les personnages ?

Edmond Baudoin : Je connais Fred Vargas depuis longtemps. Je l'ai rencontrée lors d'un d'un salon de polar, c'était à Reims, il y a environ 24 ans. Elle avait écrit un premier livre qui avait eu un prix à Cognac. Le Masque publiait celui qui avait reçu le prix. C'est ainsi qu'elle a commencé. Elle se trouve au salon de Reims du livre noir ; elle me donne son livre, je trouve ça bien. Moi, je travaille un peu pour Viviane Hamy. Viviane Hamy ne voulait pas spécialement publier de roman policier mais elle a a apprécié l'écriture de Fred Vargas, elle a trouvé le livre magnifique, l'a publié et c'est devenu ce que c'est devenu...

S. Soleille : Sous quelle forme étaient les textes dont vous êtes parti ? S'agissait-il de scénarios ou de textes littéraires ? Je me suis demandé si c'était la même chose pour les deux livres.

E. Baudoin : Non, ce n'est pas la même chose. Quand j'adapte Les Quatre Fleuves, c'est un texte qu'elle a écrit entièrement pour moi. Il était même bizarrement fait : quand elle me l'a donné, comme elle ne savait pas comment fonctionnait un scénario de bande dessinée, c'était un texte entièrement fait de dialogues, il n'y avait pas un seul récitatif. C'est moi qui lui ai demandé : « Wouah, ça va faire 800 pages si je ne mets que des dialogues et des dessins autour des dialogues ; écris-moi quelques récitatifs. » Ce serait amusant de retrouver ce texte initial, uniquement avec des dialogues. Je ne sais pas si elle l'a gardé.

S. Soleille : Dans la version finale, il y a des récitatifs mais il y a aussi beaucoup de passages muets.

E. Baudoin : Ça, c'est moi qui avait complètement carte blanche pour faire ce que je voulais. Mais je n'ai pas touché du tout aux dialogues. Je lui ai simplement demandé de m'écrire des récitatifs à certains endroits, au moins pour dire « le lendemain », « un peu plus tard », etc. Il doit donc y avoir du dialogue supprimé....

Pour Le Marchand d'éponges, ce n'est pas pareil. Dans Coule la Seine, il y avait des nouvelles commandées par des journaux. Là, c'était une nouvelle qui lui avait été commandée par le Secours Populaire, je crois. À l'époque cela s'appelait Cinq francs pièces. Mais mettre le titre de Un euro pièce ou 85 centimes d'euros pièce, cela ne pouvait pas aller. C'est donc devenu Le Marchand d'éponges.

S. Soleille : Vous avez fait toute l'adaptation vous-même.

E. Baudoin : Oui, chaque fois j'ai eu carte de blanche, elle n'est intervenue nulle part.

S. Soleille : Je ne m'attendais pas à vous voir publier un livre chez Librio, éditeur qui n'est pas spécialisé dans la bande dessinée...

E. Baudoin : C'est un jeu aussi à nous. C'est rare que Librio fasse cela. C'est une publication inédite.

Faire une bande dessinée pas chère, cela existe au japon, ces mangas que l'on jette. Tous les deux, on a voulu aussi une bande dessinée qui peut s'acheter très peu cher tout en ayant comme auteurs et Fred Vargas et Baudoin, montrer que la bande dessinée peut se vendre pas cher, que c'est quelque chose qui est populaire, que ce n'est pas forcément l'album que l'on collectionne, avec des cadres dorés autour ; que l'on peut faire des choses importantes et inédites.

On va dire que c'est politique, au sens large : le livre peut être quelque chose de pas cher ; ce n'est pas la peine d'attendre le Folio ou des choses comme ça.

S. Soleille : Cela convient bien au récit.

E. Baudoin : Oui, à l'histoire qu'il y a dedans... Aujourd'hui on dirait « cheap » alors que c'est avec des auteurs « chers ».

S. Soleille : Vous êtes un auteur « cher » et l'on vous voit un peu partout : il y a eu Gallimard, il y a 6 pieds sous terre, l'Association....

E. Baudoin : Oui, l'Association, 6 pieds sous terre, Gallimard ; aujourd'hui, c'est surtout comme ça.

S. Soleille : Et vous avez arrêté de travailler avec Dupuis, après trois beaux albums ?

E. Baudoin : Oui. Mais après ils ont été rachetés par Dargaud. C'est moi qui ai décidé que je n'aimais pas travailler pour Dargaud. C'est fou, hein, oser dire non à Dupuis ?

S. Soleille : Vous sélectionnez votre éditeur comment ? Je pense que Gallimard, c'est plutôt la couleur...

E. Baudoin : Oui, puisque je peux me permettre de faire comme ça, un peu comme cette histoire de livre par cher, « cheap »... L'association c'est véritablement ma recherche graphique et journalistique ; 6 pieds sous terre ce sont des livres plus populaires que l'Association, plus facilement acceptés par le plus grand public avec un autre éditeur « parallèle » ; et puis un éditeur que j'estime, c'était le cas avec Dupuis, maintenant c'est avec Gallimard, qui fait des livre classiques on va dire.

Donc trois éditeurs importants, un éditeur de recherche pure, un éditeur qui fait de la recherche plus populaire et un éditeur « classique ». Cela m'arrive de faire des choses ailleurs également, mais il faut faire des choix.

S. Soleille : Chez Dupuis et Gallimard vous avez pu renouer avec la couleur en bande dessinée ; vous en aviez déjà fait un peu il y a quelques années...

E. Baudoin : Parallèlement il y a aussi un galériste un Bruxelles qui m'achète des tableaux en couleurs. La couleur, j'ai toujours aimé, mais, au fond, je ne pouvais pas spécialement en faire et c'est vrai que cela m'a plu de travailler en couleurs, de publier en couleurs.

Bien que je n'ai pas fait le tour du noir et blanc. Mais depuis des siècles que les Chinois essaient d'en faire le tour, ce n'est pas moi qui vais y parvenir... (rires) Je peux juste apporter un petite pierre.

S. Soleille : Vous dites que vous n'avez pas fait le tour noir et blanc. À ce propos, je trouve qu'il y a plus de gris dans Le Marchand d'éponges que dans vos livres précédents. Il n'y avait pas de gris dans Les Quatre Fleuves, seulement du noir et du blanc...

E. Baudoin : J'apprécie de plus en plus de mettre du gris comme cela. Je me sers de plus en plus dans mon travail du granulé du papier et du pinceau sec. Je ne mets donc pas de trame mais je fais de la trame avec le pinceau sec. Je joue à faire du gris ce qui donne quelquefois plus de sensualité au dessin. « Sensualité », est-ce le bon mot ? Et cela me permet aussi de jouer avec le rythme, de jouer musicalement en passant d'une image à l'autre. Vous voyez là : « tu as le numéro de la plaque ? » et tout d'un coup, paf, cela passe dans une clarté absolue, « les chiffres c'est mon truc ».Je joue comme ça sur des changements de rythme avec les cases, tout en restant sur des personnes qui sont immobiles, dans ce cas précis. Je mets un autre projecteur, je mets une autre lumière, si l'on parle avec des termes de cinéma. Cela me permet de faire des changements que j'appelle « musicaux ». Pourquoi ne pas dire « musicaux » ? Je me sers souvent de ce mot, « musique ».

De la même manière les affiches publicitaires, là, sont faites avec un rapido, et eux sont dessinés au pinceau. Ces affiches, c'est un peu ce qu'ils ont dans la tête à ce moment-là. Ce n'est pas seulement des affiches, c'est quelque chose de plus...

S. Soleille : Oui, j'ai beaucoup aimé le passage page 27. Là on voit vraiment que ces affiches montrent ce qui se passe dans leur tête.

E. Baudoin : Ça me permet de jouer « musicalement ». J'appelle cela « musicalement » mais un écrivain fait cela avec les phrases longues et les phrases courtes, le choix d'un adjectif ou d'une répétition...

Les possibles sont innombrables ; dans mes possibles, j'ai ajouté le gris.

S. Soleille : Ce qui m'a frappé également dans ce livre, c'est ce que j'appellerais votre expressionnisme, soit lorsque vous montrez les pensées des personnages, soit lorsque votre dessin exprime des sentiments, des ambiances. Il y a ainsi une case que j'aime énormément, celle du coup de feu, où l'on voit toute la violence qui s'extériorise.

E. Baudoin : Oui, c'est vrai ; je le faisais moins avant. Heureusement on apprend tout le temps, je n'ai pas fini d'apprendre. On apprend toute la vie et on meurt sans avoir fini. Je ne crois pas que le chemine s'arrête. Et d'autres après continuent. Mais il n'y a pas de progrès là dedans, il n'y a pas de progrès dans l'art, ça n'existe pas. Au fond peut-être que ce que je fais là, des hommes le faisaient déjà au Moyen-Age : dans les églises et les cathédrales, au-dessus des tableaux, il y avait des anges, des personnages qui parlaient ou des monstres ou quelque chose du paradis ou de l'enfer sous leurs pieds. Je ne fais rien de nouveau ; sauf que cela ne se faisait pas tellement en bande dessinée. Aujourd'hui on le fait entrer en bande dessinée, mais d'autres aussi le font. Je ne sais même pas si Hergé ne le faisait pas, dans des trucs avec Rackam... Il faudrait voir de près. Mais peut-être que je n'invente rien du tout, je le mets à ma manière aujourd'hui.

S. Soleille : Dans Hergé, il y avait les petits anges et diables pour montrer la bonne et la mauvaise consciences des personnages.

E. Baudoin : Oui il y avait des choses comme ça, c'était très visible, c'était comme pour les enfants, tandis que là il y a plus de distance parce qu'aujourd'hui la bande dessinée permet cela, le lecteur sait lire ça. Au fond les choses progressent en même temps que les gens lisent. Les premiers livres que j'ai faits bousculaient beaucoup les lecteurs ; aujourd'hui ce sont devenus des classique tout simples presque comme Hergé (rires)... Les choses évoluent.

Regardez les séries américaines d'aujourd'hui, elles ont beaucoup emprunté à Godard. Tarantino aussi se sert des histoires de Godard, et pas seulement Tarantino, les Américains en général. Personne ne sait que Tarantino est amoureux de Godard et les gens ne vont pas voir Godard mais on va voir Tarantino.

Les choses bougent. La capacité de lecture de l'image d'un enfant de cinq ans aujourd'hui est immense. Le problème, c'est que je ne vois pas comment on pourrait l'enseigner à l'école. On apprend à lire, on n'apprend pas la lecture des images.

À suivre...

La suite de l'entretien est disponible ici.

Entretien réalisé le vendredi 10 septembre 2010.

mercredi 8 septembre 2010

Retour d'U.R.S.S., d'André Gide (1936)

Je suis actuellement plongé dans les Souvenirs et Voyages d'André Gide (un volume dans la Bibliothèque de la Pléïade). Si, d'un strict point de vue littéraire, ce n'est pas aussi riche que ses récits ou son journal, cela n'en constitue pas moins un témoignage extrêmement riche sur la première partie du XXème siècle en général et sur André Gide en particulier.

La lecture du Retour d'U.R.S.S. (suivi de Retouches à mon "Retour d'U.R.S.S."), notamment, est particulièrement enrichissante. Bien que bourgeois, André Gide avait été très séduit par la Révolution russe. Pendant plusieurs années, il fut un fervent partisan de l'URSS. Il multiplia les déclarations présentant la Russie soviétique comme le pays de l'avenir. Tant et si bien qu'il finit par être y invité officiellement. Il séjourna ainsi neuf semaines au pays des Soviets.

Quelle ne fut pas sa déception ! L'URSS qu'il découvrait n'était ni démocratique (les électeurs ne disposaient d'aucun choix réel), ni égalitaire (l'écart entre les citoyens ordinaires et une classe de nouveaux privilégiés issus de l'administration et du Parti allait grandissant), le culte de personnalité qui entourait Staline s'imposait partout, la culture était bâillonnée et le sort matériel des masses n'était pas spécialement enviable. Peut-être, rétorquaient certains à Gide, mais ce qui compte, c'est la progression, de la misère endurée sous les tsars vers une prospérité toujours plus grande. Pour notre voyageur, et c'est bien ce qui l'attriste le plus, ce n'est même pas le cas. Il lui semble au contraire que la situation se dégrade...

À son retour, il publie Retour d'U.R.S.S., livre assez critique mais qui se veut encore optimiste sur l'avenir de la révolution russe. Il se conclut ainsi sur les phrases suivantes : "L'aide que l'U.R.S.S. vient d'apporter à l'Espagne nous montre de quels heureux rétablissements elle demeure capable. L'U.R.S.S. n'a pas fini de nous instruire et de nous étonner." André Gide fut très critiqué à la sortie de cet ouvrage. Il publia moins d'un an plus tard Retouches à mon "Retour d'U.R.S.S.", dans lequel il enfonce le clou. Alors que dans son premier ouvrage il se contentait le plus souvent, volontairement, d'impressions de voyages, cette fois il élabore un propos beaucoup plus argumenté, chiffres à l'appui, en se fondant sur les avis de nombreux fins connaisseurs du pays. Et toujours, bien entendu, dans sa langue si claire, précise et élégante. Cette fois le verdict est beaucoup plus sévère : "Il importe de voir les choses telles qu'elles sont et non telles que l'on eût souhaité qu'elles fussent : L'U.R.S.S. n'est pas ce que nous espérions qu'elle serait, ce qu'elle avait promis d'être, ce qu'elle s'efforce encore de paraître ; elle a trahi tous nos espoirs. Si nous n'acceptons pas que ceux-ci retombent, il faut les reporter ailleurs. Mais nous ne détournerons pas de toi nos regards, glorieuse et douloureuse Russie. Si d'abord tous nous servais d'exemple, à présent hélas ! tu nous montres dans quels sables une révolution peut s'enliser."

Ils furent bien peu nombreux à être si lucides si tôt... En plus d'être un grand styliste, un innovateur constant, un diariste de premier ordre, André Gide fut décidément un contemporain éclairé.

De l'expression corporelle en bande dessinée...

J'ai déjà discuté assez longuement du « bonhomme patate » avec Fabrice Neaud dans un entretien disponible sur le site qui lui est consacré.

Dans un passage célèbre de l'Art invisible, Scott Mac Cloud a théorisé l'intérêt de représenter les personnages très schématiquement : un rond pour la tête, deux pour les yeux, un pour le nez et un trait pour la bouche. L'identification du lecteur au personnage est ainsi facilitée. Tintin en est peut-être le meilleur exemple. Mais si une telle inexpressivité convient à merveille à ce type de personnage, héros sans peur, sans reproche et sans personnalité ni réelle psychologie, qui n'est qu'acte et mouvement et nullement profondeur, on se rend vite compte des limites d'une telle approche si l'on souhaite aborder d'autres styles que le récit d'aventure classique, popularisé par la bande dessinée franco-belge traditionnelle.

Une plus grande expressivité peut présenter des avantages certains, notamment une personnalisation accrue des personnages et une palette de moyens élargie pour aborder leur psychologie.

Cela peut passer par un réalisme accru ou une schématisation différente, plus typée, des personnages, au niveau du visage, certes, mais également du reste du corps (démarche, mains, etc.).

À ma connaissance, ces possibilités ont été peu exploitées en bande dessinée, à quelques notables exceptions près.

Albert Uderzo, dans son style réaliste très inspiré des classiques américains, caractérisaient ainsi de façon précise les visages de ses personnages. On peut citer en exemple quatre cases successives de Tanguy et Laverdure dans lesquelles les casques d'aviateur ne laissent apparaître que les yeux des protagonistes. Ceux-ci sont suffisamment typés, et leurs personnalités suffisamment différenciées (et schématiques, mais cela relève du scénario d'aventure classique si fréquent à l'époque) pour qu'ils puissent être identifiés sans ambiguïté par leurs yeux.

J'ai déjà évoqué dans ce blog la capacité du même Uderzo à jouer avec les mimiques de Falbala...

André Franquin également, particulièrement à la fin de sa carrière, dans les dernières planches, de plus en plus maniéristes, de Gaston, travaillait beaucoup l'expression des visages.

Plus récemment certains mangakas utilisent ce genre de ressort. Taiyo Matsumoto s'est ainsi fait une spécialité de donner à certains de ses personnages des tics corporels les caractérisant. Dans Ping pong, Smile remet régulièrement ses lunettes en place sur son nez à l'aide de son majeur. Dans Gogo monster, la professeur se passe fréquemment les mains dans les cheveux. Ces gestes rendent ces personnages moins schématiques, plus humains.

Fabrice Neaud, dans son Journal, se montre particulièrement attentif aux expressions des visages et, de façon notable, aux mains de ses personnages, comme on peut le voir dans l'image ci-dessous, issue du deuxième volume du Journal.

On aurait pu penser que le développement de la bande dessinée de l'intime, de l'autofiction en bande dessinée s'accompagnerait d'une recherche accrue dans le domaine de ce type de description psycho-physionomique (prière d'excuser le jargon mais je n'ai rien trouvé de mieux). Cela n'a été que marginalement le cas ; j'ai déjà cité Fabrice Neaud, on pourrait également évoquer Frédéric Boilet, Jaime Hernandez, Karl Stevens (même si dans le cas de cet auteur, c'est au prix d'un réalisme parfois pesant). Mais la plupart des auteurs (sur papiers comme dans les blogs) ont pour l'instant peu exploité les expressions corporelles de leurs personnages pour aborder leur psychologie...

lundi 6 septembre 2010

Le Marchand d'éponges, d'Edmond Baudoin et Fred Vargas (2010)

Après Les Quatre Fleuves en 2000, Edmond Baudoin illustre un second texte de Fred Vargas. Encore une fois, Baudoin n'est pas forcément là où on l'attend : Je n'avais guère imaginé le voir publier le premier album de bande dessinée inédit chez Librio, un éditeur plutôt spécialisé dans la publication d'œuvres littéraires ou d'essais en format de poche...

Les Quatre Fleuves avait constitué une expérience exceptionnellement réussie d'adaptation littéraire. Le texte de Fred Vargas était un bon polar contemporain ; le dessin de Baudoin était magistral (comme d'habitude) ; mais, surtout serais-je tenté de dire, le dessinateur avait imaginé de nouvelles formes, à mi-chemin du récit illustré et de la bande dessinée ,pour mettre en scène un récit comptant de nombreuses scènes de dialogues sans en gréver la fluidité.

Le Marchand d'éponges, s'il n'est pas toujours à la hauteur de cet illustre prédécesseur, demeure un très bon album. Certes, 50 pages en format de poche sont un peu courtes pour développer une intrigue policière et la qualité de l'impression ne rend pas justice aux riches nuances du noir et blanc de Baudoin.

Le dessinateur continue à creuser le sillon d'un expressionnisme qui lui est tout personnel. La scène du crime (image ci-dessous), par exemple est d'une force rare.

Cet album nous permet également d'apprécier le dessin de Baudoin dans un contexte urbain, ce qui n'est pas si fréquent. Il parvient, souvent avec beaucoup de réussite, à transcrire les ambiances, les lumières, mais aussi les bruits, voire les odeurs de la ville. Personnellement, dans le case ci-dessous, je parviens presque à entendre le démarrage en trombe de la voiture dans la ville endormie...

Bref, la rentrée bande dessinée commence bien !

mercredi 1 septembre 2010

Gringo, d'Osamu Tezuka (1987-1989)

Gringo n'est pas peut-être pas le plus grand chef d'œuvre d'Osamu Tezuka. On peut lui préférer Black Jack, Phénix ou L'Arbre au soleil, par exemple. Cette bande dessinée fleuve de 600 pages, laissée inachevée à la mort de l'auteur, n'en est pas moins un excellent album.

À la fin de sa vie, Tezuka maîtrise pleinement son médium : le récit est bien mené, les péripéties palpitantes, les personnages bien campés, les mises en page sont excellentes. Mais ce n'est pas tout. Comme ses autres albums historiques (Histoire des trois Adolf, L'Arbre au soleil, Ikki Mandara) ou ses récits 'de société' traitant de sujets plus contemporains (MW), Gringo permet à Tezuka d'explorer certains pans de l'histoire et de la société du Japon. Dans cet album, il tente d'analyser ce qui fait la spécificité de l'individu japonais dans le monde contemporain. Pour cela, il a créé un personnage de Japonais 'typique' et le confronte à un monde qui est à l'opposé de ce à quoi il est habitué, l'Amérique du Sud des années 1980, entre dictature militaire et guérilla perdue dans la jungle. Encore une fois l'humanisme de l'auteur fait merveille : les pérégrinations de ces nombreux personnages aux intérêts et aux motivations divergentes, tous peints avec une certaine tendresse, loin de tout manichéisme (même si certains personnages semblent parfois simplistes, ils ne sont jamais 'tout bon' ou 'tout mauvais') nous captivent, nous émeuvent, en nous offrant en toile de fond une passionnante réflexion sur certains aspects de nos sociétés contemporaines.

Un site sur Alberto Breccia

Je viens de découvrir un excellent site Internet consacré à Aberto Breccia, ce génial dessinateur argentin. Peu d'auteurs de bande dessinée ont acquis une telle virtuosité dans le dessin ; et moins encore ont continué à expérimenter de nouvelles techniques, à défricher de nouvelles voies tout au long de leur carrière. Pendant une vingtaine d'années Alberto Breccia a amélioré progressivement sa technique de dessin réaliste. Cette période classique a culminé avec Mort Cinder (1962-1964), chef-d'œuvre lorgnant vers l'expressionnisme. À partir de ce moment, il n'a plus cessé de varier les techniques (du noir et blanc de Perramus aux couleurs de Dracula, du réalisme du Che à l'expressionnisme caricatural de Buscavidas, en passant par les papiers collés des Mythes de Cthlhu). S'il a adapté de nombreux classiques littéraires (Edgar Allan Poe, H. P. Lovecraft, Ernesto Sàbato), il a aussi collaboré avec plusieurs excellents scénaristes (Hector Oesterheld et Juan Sasturain notamment).

En parcourant ce site Internet, instructif et très complet, un élément m'a particulièrement frappé : seule une minorité des œuvres de cet auteur ont été publiées en français. Moi qui pensais bien connaître l'œuvre de Breccia, j'ai bien dû me rendre à l'évidence : il m'en reste à découvrir des pans entiers. Malheureusement, ces œuvres inédites en France sont rares également à l'étranger et sont notamment, pour la quasi totalité, introuvables de nos jours en Argentine même. Quand un éditeur aura-t-il le courage (ou l'inconscience) de nous faire découvrir les albums encore inédits de ce maître sud-américain ?