vendredi 29 octobre 2010

Le Portrait, d'Edmond Baudoin (1990) (introduction)

La bande dessinée est encore un médium jeune, et les chemins inexplorés demeurent nombreux. Certains albums défrichent des lieux importants et font prendre conscience des richesses actuellement encore inexploitées par la quasi totalité des récits en bande dessinée. Parmi ces œuvres qui sortent des sentiers et ouvrent des voies nouvelles, une des plus marquantes, une des plus fortes, une des plus innovantes, à mon sens, est Le Portrait d'Edmond Baudoin.

Je vais commencer, aujourd'hui, par présenter rapidement cet album. Dans les prochains jours, j'en donnerai une analyse plus approfondie, page par page.

Un lecteur inattentif pourrait lire Le Portrait, comme la plupart des autres œuvres de Baudoin d’ailleurs, assez rapidement : une quarantaine de pages, peu de cases par pages, pas d’excès de texte (certaines pages sont même complètement muettes). Un tel lecteur passerait à côté de l’essentiel. Comme dans les autres albums de Baudoin il faut profiter de la beauté et de l’expressivité des dessins. Les pages de croquis, notamment, sont magnifiques. Dans cet album il est également passionnant de suivre les réflexions de l’auteur et la façon dont ils met celles-ci en image par de superbes trouvailles.

De façon schématique, on trouve dans Le Portrait deux réflexions entrelacées, la première sur l’amour, l’autre sur l’art et la création. Elles sont véhiculées de façon visible par les monologues intérieurs des deux personnages principaux, Carol, le modèle, et Michel, le peintre. La réflexion sur l’amour prend naissance principalement dans les pensées de Carol. Dans celles de Michel apparaît plus nettement la réflexion sur la création. Carol vit une rupture au début de l’album, rencontre des anciens amants, passe la nuit avec Charles et finit par s’avouer qu’elle est amoureuse de Michel « ce petit bonhomme chauve et barbu », plus âgé qu’elle. Elle s’interroge sur l’amour, les hommes, les ruptures, ses sentiments… Michel ne cesse de s’interroger sur l’art et la vie : comment « dessiner la vie ». Tout l’album (voire toute l'œuvre de Baudoin) est d'ailleurs en quelque sorte une illustration de cette question. Ces réflexions des deux personnages principaux se mêlent au cours de l’album (page 9 : « Avec ses pinceaux il voulait simplement effleurer quelques instants d’éternité… Quelque chose comme des baisers. » ; la relation amoureuse entre peintre et modèle…) et finissent par se confondre à la dernière page : « Dessiner la vie… Le rêve impossible… on ne peut que l’aimer. »

Pour tenter de réaliser ce « rêve impossible », à savoir « dessiner la vie », Baudoin a développé dans cet album des moyens exceptionnellement inventifs.

En accumulant les pages de croquis de Michel (plus d’une demi-douzaine), Baudoin donne vie, comme par approximations successives, à Carol. L’art de Michel et celui de Baudoin se confondent dans ces pages, comme pour mieux symboliser ce qui les rapproche ; Baudoin reprend ainsi à son compte la quête et les interrogations de Michel.

Onze fois les sentiments de Carol sont symbolisés par un petit personnage féminin, vêtu d’un pantalon blanc large et d’un petit haut noir. Ce personnage n’est pas encadré par une case et, la plupart du temps, Baudoin dessine une succession de tels petits personnages, comme les images successives d’un dessin animé, pour décomposer un mouvement. Par celui-ci Baudoin rend visible les sentiments de Carol. C’est particulièrement marquant page 7 lorsque Carol reprend, à contrecœur, ses lettres, ou page 21 lorsque l’entrée de Charles lui fait peur.

Pour symboliser les sentiments de Michel, Baudoin utilise des moyens tout autres : c'est son propre trait, son propre style (ceux de Baudoin, pas ceux de Michel) qui laissent transparaître les émotions du peintre : ainsi lorsque Michel apprend que Carol et Charles ont passé la nuit ensemble, les quatre dernières cases de la page 29 se brouillent, comme sous l'effet de l'émotion.

Que dire de plus aujourd'hui ? Je pourrais évoquer la poésie de Baudoin, la sensibilité de son trait, les autres moyens innovants développés pour rendre son propos plus riche et plus subtils... Je vous parlerai de tout cela dans les prochains jours, en lisant avec vous, page à page ce chef-d'œuvre du neuvième art.

mercredi 27 octobre 2010

La première page de Coke en Stock (1958), d'Hergé

La première page de Coke en stock, le 19éme album de Tintin, représente un véritable tournant dans l’œuvre d’Hergé. Après L’affaire Tournesol qui a conclu en apothéose le cycle le plus classique des aventures de Tintin, elle ouvre en beauté un cycle plus expérimental.

Avec L’affaire Tournesol, Hergé est parvenu à une pleine maîtrise de son médium. Sa technique s’est affirmée avec les changements de contraintes : passage du noir et blanc à la couleur dans les années 1940, passage d’albums d’une centaine de pages à des aventures devant se couler dans le moule strict de 62 pages à la même époque, changement des régimes de prépublication (par double page dans le Petit Vingtième, par strip dans Le Soir, par page simple dans Tintin). Dans les années 1950, il est finalement arrivé à la forme définitive des aventures de Tintin.

La famille de papier (c'est-à-dire l'ensemble des principaux personnages récurrents des aventures de Tintin), comme l’appelle Benoît Peeters, est en place ; tous les principaux personnages ont fait leur apparition dans les albums précédents (à part Szut) ; Séraphin Lampion, un des derniers venus, a fait son apparition dans l’album précédent. De même pour la géographie : les différents pays hergéen, le San Theodoros et le Nuevo Rico, la Syldavie et la Bordurie, le Khemed sont connus.

La technique a évolué mais elle est maintenant rodée. Le studio Hergé, dans sa forme définitive, est apparu avec Objectif Lune. Les collaborateurs sont maintenant en place, les méthodes de travail également. La dernière innovation technique majeure date de L’affaire Tournesol : Hergé encre maintenant ses planches sur une feuille différente de celle des crayonnés, au moyen de systèmes de calques.

La technique, la forme, sont donc parfaitement au point. Cette maîtrise formelle a permis de donner naissance à L’affaire Tournesol. L’intrigue de cet album est assez classique, simple même : une ‘banale’ (surtout à l’époque) histoire d’espionnage. Ce qui en fait la très grande qualité est son traitement sans faille : les pages d’introduction posent l’ambiance de manière fantastique (à ce sujet, on pourra se reporter l’analyse de Benoît Peeters dans Le Monde de Tintin) ; à partir de là l’intrigue se déroule pendant 62 pages sans un moment de relâchement, les personnages suivent Tournesol à travers l’Europe, les rebondissements s’enchaînent parfaitement, le suspens est constant. Bref un album d’une très grande réussite formelle, un réel sommet dans la bande dessinée francophone classique.

Une fois en pleine possession de ses moyens techniques, Hergé aurait pu se contenter d’écrire d’autres histoires très classiquement avec un grand savoir-faire. Penser cela était mal le connaître : il ne va avoir de cesse de manipuler dans tous les sens le monde qu’il a créé.

Dans les albums qui suivent L’affaire Tournesol, Hergé prend un du recul par rapport à sa création ; maintenant qu’il la maîtrise parfaitement, il peut jouer avec elle. C’est ce qu’il va faire pendant les cinq albums suivants et c’est que nous annonce la première page de Coke en stock.

Hergé © Casterman

L’album s’ouvre sur la conclusion d’une histoire, sur le mot « fin ». C’est un premier processus de mise en abyme. Hergé nous indique que toute fin est relative et peut être le début d’autre chose ; il attire également notre attention sur le fait que Tintin est une œuvre de fiction parmi d’autres, qu’elle s’achèvera également sur le mot « fin », dans quelques pages.

Tintin et Haddock sortent du cinéma et discutent du film, un western, qu’ils viennent de voir. Nous sommes dans la banalité la plus complète, cette scène de rue poussait se passer n’importe quand, n’importe où. Le capitaine critique la fin du film, qu’il juge invraisemblable : le héros du western pense à son oncle qu’il n’a pas vu depuis des années et celui-ci arrive soudainement. Aussitôt nos deux héros connaissent la même mésaventure : Haddock pense au général Alcazar « qui a complètement disparu de la circulation » et entre aussitôt en collision avec lui. La banalité du quotidien est brisée, l’aventure commence.

Par cette entrée en matière, Hergé nous annonce au moins deux choses :

  • Les règles classiques de vraisemblance ne comptent plus dans un univers de fiction, tout peut arriver.
  • Nous allons assister au passage en revue d’un grand nombre des personnages de la famille de papier : tout au long de l’album, Tintin et Haddock ne vont pas arrêter de croiser la route, de rentrer dans des personnages qu’ils connaissent déjà, comme c’est le cas dans cette première page avec Alcazar.

La fin du western est devenue, par un jeu de miroir et de mise en abyme, le début de l’aventure pour Tintin. Hergé peut ainsi nous prévenir que malgré le côté extraordinaire des aventures de son reporter, elles viennent le chercher au milieu du quotidien le plus banal. Il nous rappelle également que le monde de Tintin n’est pas le monde réel, qu'il n’est pas régi par les règles de celui-ci mais par les mêmes règles que celle du western qui vient de s’achever : celles de la fiction. Il ne cherche nullement à le cacher et nous montre au contraire qu’il va en jouer, qu’il est le seul maître de ces règles : il va balloter ses personnages dans un monde où la coïncidence est reine ; ses héros se heurteront successivement à la plupart des personnages de la famille de papier comme Haddock vient de la faire avec Alcazar, ils traverseront les pays imaginaires du monde hergéen, de Charybde en Scylla, de Khemed en San Theodoros. Tout l’album est en effet une suite de rencontres improbables, de coïncidences invraisemblables ; nos personnages passent leur temps à heurter toutes leurs connaissances, des plus récemment apparus, Séraphin Lampion, l’émir Ben Kalish Ezab et Abdallah, Sponsz, aux plus anciens, les Dupondt, Rastapopoulos ou Allan. Hergé ne cherche nullement à jouer la carte de la vraisemblance, il joue avec le monde qu’il a créé pour l’approfondir, le tordre dans tous les sens pour en explorer toutes les possibilités. Cette entreprise, commencée et annoncée avec cette page-tournant ne prendra fin que lorsque Tintin sera conduit pour être transformé en César à la fin de l’Alph’art

En pleine possession de ses moyens, Hergé va maintenant jouer avec les règles qu’il a lui-même mises en places, avec son propre monde.

lundi 25 octobre 2010

Trois Christs, de Valérie Mangin, Denis Bajram et Fabrice Neaud (2010)

Les publications auxquelles participe Fabrice Neaud sont suffisamment rares pour ne pas en rater une seule.

Vient de paraître chez Quadrants un album original à plus d'un titre, Trois Christs.

Ce livre joua longtemps l'Arlésienne. Annoncé avec quatre dessinateurs pour une publication en 2008, il est finalement sorti ce mois-ci avec deux dessinateurs.

La participation de Fabrice Neaud à un album de 80 pages en couleurs chez Quadrants, maison dépendant de Soleil, a pu en surprendre quelques-uns. Pourtant Fabrice Neaud n'a jamais caché ni son amitié pour Denis Bajram, ni son intérêt marqué pour des formes de bande dessinée apparemment éloignées de l'autobiographie 'indépendante', des comics de super héros à la science fiction.

Valérie Mangin nous a concocté, selon les crédits de l'algum, un "puzzle scénaristique". De quoi s'agit-il ? D'une seule histoire, celle de la redécouverte au Moyen-Âge du Suaire de Turin (le linceul qui aurait enveloppé le Christ après sa mort sur la croix), mais racontée trois fois, selon trois hypothèses, ou 'variations', différentes : "Dieu existe", "Dieu n'existe pas" et "Dieu est radioactif"... Pour Valérie Mangin, il s'agit de "trois histoires différentes se passant au même endroit, en même temps, avec les mêmes personnages, racontant le même événement et… n'ayant quasiment rien à voir les unes avec les autres, tant elles reposent sur des visions du mondes opposées". Pour corser l'affaire, les trois récits utilisent le plus possible les mêmes images et les mêmes textes, mais placés dans des contextes différents.

Denis Bajram dessine l'essentiel de l'album, à savoir ces trois récits (initialement prévus pour trois dessinateurs différents). Il adopte pour cela un dessin en couleurs directes, très éloigné des images sombres de Universal War I. Ce nouveau style lui permet de mettre en scène des jeux de lumière avec beaucoup de talent.

Quant à Fabrice Neaud, il dessine les trois pages du prologue, les trois de l'épilogue et quelques dessins venant en conclusion de chacun des trois chapitres. Ces pages sont purement historiques et récapitule ce que l'on sait vraiment du linceul qui a enveloppé le Christ puis du linge connu sous le nom de Saint Suaire de Turin.

Bref, deux excellents dessinateurs au service d'un scénario habile sur un thème, la mort et la Résurrection (réelle ou imaginaire) du Christ ainsi que les conséquences de celles-ci sur les hommes de toutes les époques, qui n'a pas fini de faire discuter et réfléchir...

mardi 12 octobre 2010

Bananas, Critix... les revues d'Evariste Blanchet

Évariste Blanchet m'impressionne depuis longtemps. Par la qualité des revues qu'il fonde tout d'abord. Par sa persévérance ensuite.

Il est à l'origine de nombreuses revues : tout d'abord Bananas (3 numéros en 1981) et Critix (quelques numéros en 1992-1993) ; je n'ai jamais lu ces deux revues et tire mes informations de Wikipedia. Puis : Bananas de nouveau (4 numéros en 1995), Critix encore (12 numéros de 1996 à 2001), Bananas/Bananas Comix enfin (2 numéros en 2006-2007).

Les Critix sont des revues d'étude sur la bande dessinée. J'ai une nette préférence pour les revues Bananas, qui sont constituées à la fois de textes critiques et de récits en bande dessinée, inédits ou introuvables. Les textes critiques de Critix et de Bananas, écrits le plus souvent par Évariste Blanchet, Renaud Chavanne, Jean-Paul Jennequin, Christian Marmonnier et Jean-Philippe Martin, sont dans l'ensemble de très bonne tenue.

Ce qui caractérise à mes yeux le plus Évariste Blanchet est son goût à la fois très éclectique et particulièrement sûr. Pensez donc : au sommaire du n° 2 de Bananas (version 1995), on trouve des récits, inédits en France, de Fabrice Neaud et de Xavier Mussat (alors que ces deux auteurs n'avaient publié que quelques pages dans la revue Ego comme X et n'avaient pas la reconnaissance, au moins critique, qu'ils ont maintenant) de Vincent Sardon et d'Edmond Baudoin, de Charles Schulz, Guido Crepax et Robert Crumb ! dans le n° 3, une histoire complète de Steve Canyon, dans le n° 4, du Krazy Kat et du Max, pour n'en citer que quelques-uns.

Le principe est similaire avec Bananas / Bananas Comix, revue double dont deux numéros sont parus en 2006 : on y découvre de nouveaux récits inédits de Fabrice Neaud et de Xavier Mussat, des pages de Bottero, Willem et bien d'autres. Les entretiens avec Xavier Mussat, José-Louis Bocquet, Jean-Claude Forest et Frédéric Poincelet sont tous passionnants et les textes, critiques d'albums, chroniques de livres théoriques ou analyses plus générales ne déparent pas le sommaire.

Bref des revues sans équivalent, à ma connaissance, dans le monde francophone (un style un peu similaire avait été adopté par la revue Bang, mais avec des choix beaucoup plus consensuels). Certes on pouvait reprocher au Bananas de 1995 une maquette datée et peu élégante, plus proche de celle d'un fanzine que d'une vraie revue. Mais était-ce si grave ? Et en 2006, la présentation de la nouvelle version de Bananas était irréprochable.

Malheureusement, chacune de ces revues s'est arrêtée, faute de succès, au bout de quelques numéros (une bonne douzaine pour Critix tout de même). Étaient-elles trop éclectiques ? avec Fabrice Neaud (Journal) et Zep & Tébo (Captain Biceps) au sommaire d'un même numéro, le grand écart était-il trop important ? Trop ambitieuses, à la fois dans la forme (pagination élevée, papier et impression de qualité) et dans la forme (des textes pointus, sur des ouvrages parfois peu connus) ? Trop peu soutenues : peu de présence dans les librairies et peu de compte-rends dans la presse ?

Malgré ces échecs commerciaux répétés, Évariste Blanchet persiste et, régulièrement, publie une nouvelle revue. Il paraît même qu'un nouveau numéro de Bananas est envisagé pour début 2011. Tant mieux ! et longue vie à Bananas, Critix et les autres !

P.S. : On trouvera plus de détails sur la collaboration de Fabrice Neaud à Bananas sur le site Internet qui lui est consacré.

mercredi 6 octobre 2010

Barbarella 3, de Jean-Claude Forest (1977) et Inception de Christopher Nolan (2010)

L'Art de Jean-Claude Forest, dont je parlais il y a quelques jour sur ce blog, m'a donné envie de relire les albums de cet auteur.

Je me suis donc replongé, notamment, dans Le Semble lune, troisième album de Barbarella, publié en 1977. Et je me suis aperçu que j'avais oublié la majeure partie de l'intrigue de ce récit. De quoi s'agit-il donc ? Barbarella reçoit une mission d'un type un peu particulier : elle doit s'introduire dans les rêves d'un certain individu pour lui dérober un secret... Cela nous vous rappelle rien ? Ce n'est rien de moins que le point de départ d'un des grands succès cinématographiques de cette année, Inception, de Christopher Nolan.

Si l'ajoute que Barbarella, vivant avec l'homme dont elle est amoureuse dans le monde des rêves, ne veut plus retourner dans la réalité ; qu'elle s'isole dans un lieu isolé, où la mer est très présente et que son amant la retrouve sur une plage ; que les héros s'enfoncent toujours plus loin dans des mondes parallèles gigognes ; qu'ils vont jusqu'à s'aventurer dans le dernier monde parallèle connu, juste avant l'abîme, dont personne n'est jamais revenu ; qu'il est question d'un enfant, etc. Je ne peux m'empêcher de trouver que les similitudes sont loin d'être négligeables entre ces deux œuvres. S'agit-il de coïncidences, de lieux communs de la littérature de science-fiction que l'on pourrait retrouver dans de nombreuses autres œuvres ? ou y a-t-il eu une influence, directe ou indirecte ? Si vous avez un avis sur la question, n'hésitez pas à m'en faire part... Personnellement, je trouve cela très troublant...

lundi 4 octobre 2010

Variété, de Paul Valéry (1924-1944)

Si je devais choisir dans la prose francophone les plus belles pages, je commencerais par citer les premières phrases de La crise de l'esprit, de Paul Valéry :

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

Je ne peux d'ailleurs pas m'empêcher de vous citer la suite :

« Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. »

Je vais m'arrêter là. Rien ne sert de citer in extenso ce superbe texte. Il allie un style de toute beauté avec des intuitions fantastiques. Je ne prendrai qu'un exemple de celles-ci :

« les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? »

C'est écrit en 1919, après la Première guerre mondiale mais 20 ans avant la Seconde. Pourtant toute l'horreur de l'organisation nazie, toute l'organisation sans faille qui a conduit à la Solution finale ne sont-elles pas déjà pressenties dans ces quelques lignes ?

Ces pages ouvrent le premier volume des Variétés, série de cinq ouvrages regroupant les principaux textes en prose de Valéry. J'ai toujours lu ces recueils avec un plaisir légèrement intrigué. Où Valéry voulait-il en venir avec ces textes ? Il s'agit d'essais traitant de sujets très variés. Certains sont à peu près structurés, d'autres semblent évoluer au hasard (Le Retour de Hollande). Parfois le sujet est précis et bien cerné (Sur Bossuet), dans d'autres cas, il semble s'agir davantage d'un prétexte à digressions (Préface aux Lettres persanes). Que cherche l'auteur ? La beauté d'une poésie en prose ou la rigueur d'une argumentation ? Probablement un peu des deux. Il répète à l'envi qu'il n'est pas philosophe. Essayiste alors ? La beauté des phrases et l'élégance des périodes vient toutefois souvent délayer l'argumentation. Bref des formes mouvantes et diverses pour des textes variés.

Et toujours la même langue parfaite. Souvent aussi des intuitions fulgurantes, d'une impressionnante prescience, même près de 80 ans plus tard : «Le mesurable a conquis presque toute la science et en a discrédité toutes les parties où il n'a pas pu s'introduire. » (Le retour de Hollande)

In fine, le meilleur guide pour nous orienter dans le labyrinthe des Variétés est sans doute Valéry lui-même, qui nous glisse quelques pistes. Lorsqu'il nous annonce qu'il va « divaguer sérieusement » (Préface aux Lettres Persanes), par exemple. Pour certains textes un peu datés ou moins argumentés, on peut également citer à propos de Valéry ce que lui-même dit de Bossuet : « La plupart des lecteurs attribuent à ce qu'ils appellent le fond une importance supérieure, et même infiniment supérieure, à celle de ce qu'ils appellent la forme. Quelques-uns, toutefois, sont d'un sentiment tout contraire à celui-ci qu'ils regardent comme une superstition. Ils estiment audacieusement que la structure de l'expression a une sorte de réalité tandis que le sens ou l'idée n'est qu'une ombre. »

vendredi 1 octobre 2010

L'Art de Jean-Claude Forest (2004)

Je viens de dévorer L'Art de Jean-Claude Forest, de Philippe Lefèvre-Vakana, publié aux Éditions de l'An 2 (et malheureusement épuisé à l'heure actuelle...). À sa lecture, j'ai été parcouru de sentiments divers...

Un peu de perplexité tout d'abord. Le parti pris de l'auteur est clair, dès le titre de l'ouvrage : L'Art de Jean-Claude Forest. Les monographies sur un auteur de bande dessinée sont le plus souvent constituées d'un texte (biographie de l'auteur, analyses sur son œuvre, etc.) illustré par quelques cases ou planches tirées des albums publiés. Ici, la forme utilisée se rapproche beaucoup plus des livres d'art : un court texte introductif précède de nombreuses reproductions des planches originales : on découvre alors tout le travail de l'artiste, repentirs au crayon, retouches à la gouache blanche, découpes et collages de dessins de différentes provenances. La date du dessin (plutôt que celui de la publication) est indiquée lorsqu'elle est connue ; les techniques utilisées et le format des œuvres sont précisés également. En caricaturant, on pourrait affirmer que l'œuvre de Jean-Claude Forest est donc présentée sous l'angle de celle d'un artiste qui réalise des œuvres destinées à être accrochées dans une galerie plutôt qu'à être reproduites, après gommage de leurs aspérités, dans des bandes dessinées à grand tirage. Je suis a priori dubitatif devant ce genre de parti pris : n'est-ce pas une façon réductrice et inutilement pédante d'aborder l'œuvre d'un auteur de bande dessinée ? surtout quand l'auteur en question apparaît souvent avant tout comme un conteur. Eh bien la lecture l'ouvrage a levé toutes mes réticences. Cette approche m' permis de découvrir Jean-Claude Forest sous un autre angle et d'apprécier encore plus qu"vant sn travail purement graphique.

De nombreuses frustrations, ensuite. Que de projets refusés ! que d'histoires inachevées ! que d'idées inabouties ! Toute sa vie, et malgré le succès du premier Barbarella, Jean-Claude Forest a subit l'incompréhension des lecteurs et des éditeurs. Ceux-ci ont refusé bon nombre de ses projets. Ainsi, quatorze pages d'un quatrième Hypocrite ont été dessinées, puis abandonnées suite au refus de les publier par le magazine Pilote. On découvre également, au fil des pages, un strip issu d'un projet d'un autre Barbarella, le début de La Croisière des quatre jeudis, plusieurs extraits de scénarios terminés mais jamais dessinés... Des bandes jamais rééditées, comme le Copyright, ou épuisées depuis longtemps, comme Bébé Cyanure.

Enfin, et surtout, une immense admiration. Décidément, non content d'être un très grand conteur, Jean-Claude Forest fut aussi un dessinateur exceptionnel. En dehors des modes (quelle idée saugrenue de remettre au goût du jour dans les années 1980 le style de dessin en vogue dans les gravures de la fin du siècle précédent), il n'a cessé de travailler son dessin (allant jusqu'à travailler sur des planches originales de près d'un mètre de large...), de le faire évoluer, de l'adapter à ses récits. Un grand artiste décidément.