mercredi 26 janvier 2011

René Girard face à ses critiques

Le Monde des livres met cette semaine René Girard à l'honneur à l'occasion de la sortie d'un recueil d'entretiens de celui-ci avec des anthropologues, Sanglantes Origines. Ce numéro de la revue aborde essentiellement le peu d'échos, si ce ne ce sont les critiques, que rencontre René Girard chez les anthropologues français. On peut relever plus généralement le relatif insuccès de René Girard à convaincre le monde universitaire français. Son exil aux États-Unis depuis de nombreuses années en est probablement une des conséquences.

René Girard est très critiqué, ce qui n'est pas anormal pour un intellectuel aussi dérangeant que lui. De toute façon, je ne connais aucun grand penseur dont les théories puissent être intégralement prises pour argent comptant. Le temps faisant son œuvre, même les philosophes les plus reconnus voient, de leur vivant ou plus ou moins longtemps après leur mort, une partie de leur œuvre critiquée, dépassée, abandonnée. De Platon à Kant, d'Aristote à Nietzsche, quelle que soit l'influence et la descendance de leur philosophie, nul ne souscrit sans restriction à l'ensemble des intuitions de nos plus grands penseurs. Il est donc pertinent, utile même, de critiquer l'œuvre de René Girard, d'en chercher les défauts et les limites. Mais avant de dépasser cette théorie, ou de la contredire, il faut en comprendre l'essentiel. Avant de pointer ses faiblesses, il est nécessaire d'en repérer les forces.

Malheureusement les nombreuses critiques que j'ai lues jusqu'à maintenant, dans ce numéro du Monde des livres sont généralement en-deçà de l'œuvre plutôt qu'au-delà ; elles reposent davantage sur des oppositions de principe que sur des critiques argumentées des méthodes et des résultats de la pensée girardienne. Je voudrais répertorier aujourd'hui les principales critiques, ou au moins les oppositions, que j'ai pu lire ici ou là.

« René Girard est arrogant. » Il peut en effet agacer lorsqu'il semble nous dire : « Je suis le premier et le seul à avoir compris le sens de l'humanité. » Le titre d'un de ses plus célèbres ouvrages, Des choses cachées depuis la fondation du Monde, est emblématique de cette tendance. Heureusement toutefois que l'orgueil n'a jamais empêché d'écrire des livres extraordinaires ! De Descartes à Chateaubriand, les penseurs géniaux complètement imbus d'eux-mêmes et persuadés qu'ils sont les seuls à détenir la vérité sont légion.

« Je refuse de souscrire à un tel système conceptuel totalisateur. » René Girard semble en effet avancer parfois que son système théorique peut tout expliquer. Et alors ? On peut apprécier certaines intuitions de Freud sans souscrire à son pansexualisme effréné. De même, on peut considérer que la théorie mimétique girardienne permet de mieux comprendre certains aspects de la culture humaine sans affirmer qu'elle est la seule clé de lecture possible de tous les phénomènes humains.

« Je refuse de croire à sa prétendue démonstration du christianisme. » Il ne me semble pas impératif d'être un chrétien convaincu pour souscrire au moins à certaines thèses girardiennes. On peut, à mon sens, en accepter certains développements sans en approuver en bloc toutes les conclusions, d'autant plus que cette orientation chrétienne est arrivée progressivement dans l'œuvre girardienne ; ses premiers ouvrages, notamment Mensonge romantique et vérité romanesque, n'en font pas état mais n'en sont pas moins fort intéressants.

« Je rejette sa prétention de dire que la culture occidentale est supérieure aux autres. » Un tel occidentalocentrisme n'est plus de bon ton depuis quelques décennies. Cependant, il ne suffit pas de dire qu'une idée ne nous plaît pas pour prouver qu'elle est fausse. René Girard met en avant des comportements, des découvertes, qu'il considère propres à la culture occidentale (et plus particulièrement au christianisme) et supérieures aux avancées d'autres cultures. Fort bien. Libres à chacun de montrer que cette comparaison n'a pas de sens ou de montrer que les cultures non occidentales ont atteint des niveaux de développement aussi avancés, voire plus, que la nôtre. Mais le refus, pour des raisons éthiques, de toute affirmation d'une quelconque supériorité occidentale ne me semble pas être un argument solide pour réfuter les thèses girardiennes. (Entendons-nous bien : Je ne cherche nullement ici à prendre part à un débat, quasiment toujours biaisé et stérile, sur les mérites comparés des différentes civilisations. Je tente simplement de dire que les idées de René Girard doivent être contredites avec des arguments qui vont plus loin qu'un simple postulat moral.)

J'attends de lire des critiques des théories girardiennes qui prennent acte que celles-ci permettent d'éclaircir bien de aspects de la culture et des comportements humains. Ces détracteurs pourront ensuite expliquer pourquoi ces éclaircissements permis par la théorie mimétique sont parcellaires, insuffisants, voire erronés. Pour critiquer cette pensée ambitieuse, il me semble nécessaire d'y entrer afin d'en démonter de l'intérieur, partiellement ou complètement, les mécanismes et les résultats. Refuser d'en voir les forces en restant campé sur des oppositions de principe, souvent superficielles, me semble insuffisant. La pensée de René Girard mérite peut-être d'être dépassée, certainement pas d'être ignorée ou niée.

mardi 18 janvier 2011

L, de Benoît Jacques (2010)

En général, je ne suis pas un grand amateur de bande dessinée muette. L'absence de mots y est trop souvent considérée par l'auteur comme un manque qu'il faut compenser par des innovations formelles. Cela conduit dans de nombreux cas à des exercices de style, souvent brillants, dont l'inventivité masque la relative pauvreté du fond.

Rien de tel avec L de Benoît Jacques. Ici, nul récit qui aurait pu être plus simplement traité avec des mots. Dans son texte introductif (seul texte de l'œuvre, avec les deux citations mises en exergue, tirées de Robinson Crusoé et de Vendredi ou les limbes du Pacifique, et les dates en guise de titres de chapitres et en bas de chaque page), Benoît Jacques nous précise tout ce que nous avons besoin de savoir pour lire cet ouvrage : « Ce livre est le journal d'une crise. Avant de se manifester par l'émergence d'une passion amoureuse et la rupture d'un couple (...) il s'est agi d'une brèche intérieure, d'une faille. Déchiré par la tempête d'émotions surgie des profondeurs, bouleversé par l'incapacité à la comprendre, il a fallu trouver d'urgence une issue de secours, un exutoire. (...) »

Nous ne sommes nullement dans l'explicitation, la verbalisation. Confronté à des sentiments qu'il ne maîtrise pas, qu'il ne comprend même pas, Benoît Jacques n'a que faire des mots. Pendant près de 250 pages, nous assistons à une éruption, une avalanche de dessins. On reconnaît bien entendu certains motifs qu'il est possible d'interpréter comme des métaphores en lien avec le thème principal : le marin sur un bateau pris dans la tempête, la prison qui est brisée, l'apparition de la femme, l'errance dans la forêt, Robinson Crusoé sur son île, le cheval en liberté, etc. Les dessins oscillent sans arrêt entre la figuration et l'abstraction. Certains motifs picturaux reviennent au fil des pages, se transforment progressivement, envahissent parfois tout l'espace. Leurs métamorphoses progressives permettent d'effectuer des transitions entre les séquences. Comme l'auteur submergé par ses émotions contradictoires, incontrôlables, nous sommes submergés par un flot graphique. Celui-ci, bien mieux que des mots parvient à nous entraîner dans le maelström sentimental de l'auteur.

On pourra trouver cette lecture un peu aride. Mais c'est vraiment réjouissant de découvrir ainsi de temps à autre un album qui ne ressemble à rien de connu et qui semble repousser les limites du média...

jeudi 13 janvier 2011

Jean-Luc Godard et François Truffaut

Deux de la Vague, documentaire sur l'amitié interrompue de François Truffaut et Jean-Luc Godard, est sorti sur les écrans mercredi. Je ne l'ai pas vu mais je saisis l'occasion pour aborder brièvement et subjectivement l'œuvre de ces deux cinéastes...

François Truffaut et Jean-Luc Godard ont mené une (petite) partie de leur carrière cinématographique ensemble. Mais leurs chemins artistiques ont si rapidement et si complètement divergé que je m'amuse toujours de les voir rassemblés, encore un demi-siècle après, sous la dénomination de "Nouvelle vague".

Critique aux Cahiers du cinéma, François Truffaut avait la dent dure contre les cinéastes français alors célèbres, représentants d'une certaine "qualité française". Quelques années plus tard, ses films avaient la plupart des caractéristiques de ce type de cinéma : des films aux intrigues habilement construites et aux dialogues bien écrits, aux costumes et aux décors soignés, à la photographie sage et esthétique. Bien sûr, le cinéma de Truffaut était beaucoup plus une œuvre d'auteur que de studio.

Ce qui m'a le plus marqué en lisant Le Cinéma selon François Truffaut, c'est sa grande peur de prendre le public à rebrousse-poil. Pour lui, le public ne devait pas être durablement déstabilisé par un film, il devait tout en comprendre et ne plus avoir de question sans réponse à la sortie du cinéma. Il regrettait ainsi d'avoir terminé son Enfant Sauvage sur une phrase qui ne ressemblait pas à une conclusion ("Eh bien, commençons", je crois, ou quelque chose d'approchant), ce qui n'est tout de même pas d'une innovation révolutionnaire. À force d'exclure toutes ces sources d'interrogations, de doute, de perplexité chez le spectateur, éléments qui auraient certes pu déstabiliser celui-ci, François Truffaut a souvent renoncé à une psychologie plus réaliste de ses personnages, à une certaine profondeur. Ses films sont clairs, rassurants mais un peu lisses ; ses dialogues sont très bien écrits mais un peu artificiels. Digne héritier du récit de type balzacien, il a, volontairement, ignoré toutes les innovations dans la narration effectuées depuis le début du XXème siècle. C'est toutefois moins marqué dans les films qu'il a tournés avec Jean-Pierre Léaud, des 400 coups à L'Amour en fuite en passant par La Nuit Américaine. Est-ce dû au talent et à la présence de l'acteur ? à la liberté relative que lui accordait Truffaut ? Toujours est-il que Léaud insuffle un souffle de vie dans les films de Truffaut dont il partage l'affiche, faisant de ceux-ci mes préférés dans la filmographie de ce réalisateur.

Jean-Luc Godard ne réalise pas ses films avec autant de soin. Il n'hésite pas à tourner Deux ou trois choses que je sais d'elle en un mois pour satisfaire une contrainte de calendrier. Considérant que le métier de réalisateur se perd en cas d'inactivité, il ne cesse de tourner, enchaînant les films sans jamais s'arrêter. Ses films ayant peu de succès, ses budgets diminuent et ses conditions de tournage sont plus économiques.

Si François Truffaut a peur de déstabiliser, lui s'évertue à faire quelque chose qui n'a jamais été fait avant. Il court ainsi le risque de frôler parfois la nouveauté gratuite et de perdre plus d'un spectateur en route mais cela lui permet de réaliser des films qui ne ressemblent à rien de connu, ni aux œuvres de ses contemporains, ni à ses propres œuvres plus anciennes. Suivre une intrigue linéaire avec des personnages clairement caractérisés sur le plan psychologique ne l'intéresse guère. Il préfère aborder ses sujets par touches successive, au fil de séquences dont le lien narratif n'est pas toujours évident. Si François Truffaut veut éviter que le spectateur sorte du cinéma avec des questions sans réponse, Godard cherche au contraire à déstabiliser le spectateur, à lui faire modifier son regard, lui pose des questions ouvertes sur la politique (l'engagement et la révolution, notamment dans La Chinoise), la société (la place de la femme, dans Vivre sa vie ou Une Femme Mariée, entre autres, ou la société de consommation, dans Week end), la création (par exemple dans One + One), l'art, le cinéma, etc. Cinéaste pour cinéastes ou au moins pour public averti, son influence et son aura chez ses collègues grandit alors même que son succès public décroît.

Où qu'aille la préférence de chacun, les relations entre les deux frères ennemis de la Nouvelle vague, l'habile raconteur d'histoires et l'artiste révolutionnaire, feront encore couler beaucoup d'encre...

mardi 11 janvier 2011

Ivan Morve, de Mattt Konture (1996)

Dans Ivan Morve, comme dans une grande parie de son œuvre, Mattt Konture met en scène un unique personnage principal (les personnages secondaires étant la plupart du temps réduits au rôle de purs figurants) dépressif, qui partage son temps entre glandouiller dans son lit, zoner sans but dans les rues, se morfondre dans des endroits divers, complexer dans des soirées en se disant qu'il est nul, qu'il n'a rien à dire à personne ; parfois, quand cela va un peu mieux, que le printemps arrive, il mate les filles... Quel est l'intérêt de raconter tout cela à longueur de pages ? n'est-ce pas lassant à force d'être répétitif ? me demanderez-vous...

Oui, c'est répétitif ; particulièrement dans Ivan Morve, compilation de courts récits (une ou deux pages le plus souvent), pour la plupart initialement parus dans le Psikopat au tournant des années 1990. Mais ce n'est jamais lassant, bien au contraire. En effet, Mattt Konture, dessinateur exceptionnel à l'inventivité peu commune, a su faire de son œuvre une des plus fortes et des plus originales de ces 20 dernières années. Si le fond du récit varie très peu et quitte rarement le domaine de l'auto-lamentation, le dessin jouit d'une liberté débridée et fort réjouissante : les visages et les corps se déforment, les décors semblent avoir leur vie propre, les lettrages évoluent avec les sentiments des personnages, des éléments à la limite de l'abstrait viennent parfois envahir les cases. L'auteur se met en scène dans presque toutes les cases mais sous la forme de plusieurs avatars : Ivan Morve le mort-vivant (son état hivernal, qui se consacre à la déprime et à l'hibernation), comme dans la plus grande partie des récits de cet album, Galopu (son état printannier), Misteur Vrö (son état estival, passant son temps à faire la fête et à fumer) ou Mattt Konture lui-même... Tout cela donne lieu à de multiples variations qui font d'Ivan Morve une réussite hors norme.

lundi 10 janvier 2011

Jean-Christophe Menu vient de soutenir sa thèse de doctorat

Samedi dernier, le 8 janvier, Jean-Christophe Menu, principal responsable de L'Association a soutenu publiquement sa thèse de doctorat en « art et science de l’art – arts plastiques » à la Sorbonne. Ce travail sur « La bande dessinée et son double » lui a valu la mention très honorable avec les félicitation du jury à l’unanimité. Le mémoire devrait être publié en début d'année mais il est déjà possible de lire quelques comptes rendus de la soutenance sur la toile, notamment ici, dans un article qui dresse un rapide bilan des principaux travaux critiques de Jean-Christophe Menu.

D'après ces premiers échos, Jean-Christophe Menu a été fidèle à lui-même : il a présenté une vision très subjective (souvenirs et goûts personnels forment la matière première de la plupart de ses travaux critiques), sans se couler dans le cadre habituel d'un travail universitaire réclamant en principe une certaine objectivité scientifique, et il a été brillant. Félicitations au nouveau docteur ! J'ai hâte de pouvoir lire ce mémoire...

Entretien avec Jaime Hernandez sur The Comics Reporter

The Comics Reporter, blog très complet sur l'actualité de la bande dessinée vue des États-Unis, vient de mettre en ligne un entretien entre Tom Spurgeon et Jaime Hernandez (en anglais).

Jaime Hernandez revient assez longuement sur ses récits les plus récents, publiés dans la troisième livraison de Love and Rockets: New stories : la genèse de ces histoires, le rythme de ses pages, ses discussions avec son frère Gilbert Hernandez, co-auteur avec lui de Love and Rockets, etc.

jeudi 6 janvier 2011

Ego comme X et la vente en ligne, de nouveau

Quelle que soit la qualité (souvent grande) de ses ouvrages, Ego comme X fait partie de ces "petits" éditeurs qui peinent à être visibles en librairies (même si on peut avoir parfois de bonnes surprises : ainsi, dans la Fnac que je fréquente le plus souvent, L'Apprenti, de Lucas Méthé était bien en évidence sur les présentoirs pendant toute la période des fêtes de Noël). On ne compte aucun réel "best seller" parmi ses livres même si certains d'entre eux ont reçu des prix à Angoulême (notamment le premier volume du Journal de Fabrice Neaud en 1997 ou Le Val des Ânes de Matthieu Blanchin en 2002) ou ont fait l'objet d'un excellent accueil critique ; en outre, avec moins d'une dizaine d'ouvrages par an, la production de cet éditeur court le risque d'être noyée au milieu de la production actuellement plus que pléthorique de bandes dessinées (plus de 5 000 nouveautés en 2010 !).

Face à cette situation forcément difficile, Ego comme X cherche à utiliser Internet pour accroître sa visibilité. Au printemps 2010, il avait décidé d'accorder des conditions spéciales pour les achats de livres effectués sur son site Internet : en plus d'une remise de 5 % sur le prix du livre et de la gratuité des frais de port, il doublait le montant des droits versés aux auteurs. Cette démarche avait suscité le débat, notamment sur la Toile : ne risquait-elle pas de fragiliser encore le secteur des libraires spécialisés ? Cela pourrait peut-être le cas si ceux-ci disposaient effectivement des livres d'Ego comme X dans leurs rayons ou leurs réserves. Mais c'est malheureusement assez rare... (Je me souviens d'ailleurs de quelques cocasses interventions, à l'époque, d'un libraire spécialisé, qui s'élevait vertement contre la démarche d'Ego comme X. Pour avouer, quelques posts après, que de toutes façons, il ne commandait pas les ouvrages de cet éditeur car ils les trouvait invendables...)

L'éditeur vient d'annoncer une nouvelle initiative. Il inaugure, avec la réédition des Soeurs Zabîmes, d'Aristophane (dont j'ai beaucoup vanté l'extraordinaire Conte Démoniaque il y a plusieurs mois), une collection de livres imprimés « à la demande », qui rassemblera des rééditions et des tirages spéciaux, en vente exclusivement sur son site Internet (et sur son de l'éditeur au festival d'Angoulême). Bonne chance à cette nouvelle collection ! En espérant que cela permettra à davantage de lecteurs de découvrir le riche catalogue d'Ego comme X...