mardi 29 mars 2011

Ma bédéthèque idéale (5) : Années 1990

Années 1990.

Cages de Dave McKean (1990-1996, États-Unis).
Après des années à dessiner dans un style photographique, hyper-réaliste et assez vain, Dave McKean laisse enfin éclater tout son talent. Il parvient dans cette chronique de la vie d'un immeuble à laisser de côté sa virtuosité et nous livre un récit plein d'émotion.

La Vache de Stephen Desberg et Johan de Moor (1992-1999, Belgique).
Une des grandes réussites de la fin du magazine À Suivre. Loin de ses séries réalistes habituelles, Stephen Desberg livre des récits très drôles, avec une critique habile de nos sociétés contemporaines (notamment dans leurs relations avec les anciennes colonies africaines). Johan de Moor illustre le tout avec son dessin plein d'humour et d'une folle inventivité. Une bande dessinée d'humour très imaginative.

Acme Novelty Library de Chris Ware (depuis 1993, États-Unis).
Tout fait œuvre dans un livre de Chris Ware, des publicités au courrier des lecteurs, du format de l'ouvrage à la mise en case. Cet auteur hors du commun met son immense talent de composition des cases et des pages au service de récits souvent déprimants mais extrêmement riches. Son dernier ouvrage Lint, continue à creuser son sillon tout en apportant encore son lot de nouveauté et de surprise.

Journal d'un album de Dupuy et Berbérian (1994, France).
Le récit de l'écriture d'un volume de la série Monsieur Jean. Dans cet ouvrage autobiographie, Dupuy et Berbérian nous livrent un récit plus profond que dans leurs séries de fiction et nous offrent une œuvre phare de l'autobiographie francophone en bande dessinée. Le tout avec un dessin d'une grande élégance.

Dropsie Avenue de Will Eisner (1995, États-Unis).
Plus de 40 ans après le grandes heures du Spirit, une vingtaine après être revenu à la bande dessinée, en pionnier du 'roman graphique', Will Eisner nous livre le chef-d'œuvre de sa deuxième carrière. Dans ce récit relatant 100 ans de la vie d'un quartier, Will Eisner met tout son humanisme et tout son talent de raconteur d'histoires.

Livret de phamille de Jean-Christophe Menu (1995, France).
Une des œuvres phares de l'autobiographie en bande dessinée. Jean-Christophe Menu, également éditeur majeur et théoricien passionnant et polémique, nous livre plusieurs courts récits, dans lesquels il met en scène de multiples 'moi' dans des aventures familiales.

Journal de Fabrice Neaud (depuis 1996, France).
Fabrice Neaud digère les œuvres qu'il apprécie, d'Edmond Baudoin à Marcel Proust, de Cages à Akira, pour nous offrir une autobiographie sans équivalent, à la fois par la pertinence et la profondeur du propos, la richesse des thèmes abordés et l'impressionnante innovation formelle. On attend le volume 5 depuis presque 10 ans...

L'Ascension du Haut-Mal de David B (1996-2003, France).
Le récit poignant d'une famille confrontée à l'épilepsie (le Haut Mal) d'un des enfants. Le narrateur se réfugie dans le dessin et l'imaginaire. Le dessin très personnel de David B (avec un noir et blanc très contrasté et quasiment sans profondeur) rend parfaitement les angoisses de ce petit monde.

Conte Démoniaque d'Aristophane (1996, France).
Le récit d'une guerre entre démons dans les enfers. Un scénario à l'ambition démesurée (comment traiter un tel sujet dans les années 2000 sans tomber dans la parodie ou le grand-guignol) et un dessin très 'organique' parfaitement en phase avec le récit.

Ping Pong de Taiyō Matsumoto (1996-1997, Japon).
Taiyō Matsumoto est un dessinateur exceptionnel, au style d'une folle expressivité mais ses scénarios ne sont pas toujours à la hauteur. Ping Pong est une excellente introduction à son œuvre.

L'Autoroute du soleil de Baru (1996, France-Japon).
Le chef-d'œuvre de Baru, Grand prix à Angoulême en 2010, est le fruit de la commande d'un éditeur japonais. Baru traite dans cet album de thèmes peu fréquents en bande dessinée, le sort des classes populaires dans les régions qui se désindustrialisent, l'immigration, la montée de l'extrême droite. Le tout avec un dessin très personnel, fondé sur le mouvement et l'expressivité des personnages, et une mise en scène très cinématographique.

Universal War 1 de Denis Bajram (1998-2006, France).
Un récit de science fiction au propos très ambitieux. La richesse du récit ne se dévoile que progressivement, au cours des différents volumes (la sage en compte 6). Le dénouement ne déçoit pas (ce qui est malheureusement trop rarement le cas dans les histoires de ce type) et donne surtout envie de reprendre la lecture de l'ensemble de ces albums...

Donjon de Joann Sfar, Lewis Trondheim et al. (depuis 1998, France).
Sfar et Trondheim, tous deux d'une grande inventivité, réinventent le feuilleton populaire, passant de la comédie à la tragédie et faisant travailler sur la série de nombreux dessinateurs, pour la plupart très talentueux.

jeudi 24 mars 2011

Ma bédéthèque idéale (4) : Années 1980

Années 1980.

Love and Rockets des frères Hernandez (depuis 1982, États-Unis).
Les frères Hernandez nous livre deux soap opéras en parallèle, l'un se déroulant dans une banlieue de Los Angeles(Locas, avec notamment Maggie et Hopey), l'autre prenant majoritairement place dans un village d'Amérique du Sud (Palomar, avec Luba). La finesse psychologique, l'élégance classique du dessin, le sens du rythme de Jaime Hernandez, le souffle épique, l'art de l'ellipse de Gilbert Hernandez font de cette série l'une des plus passionnantes expérience de bande dessinée de ses trente dernières années. Le talent de Gilbert s'est particulièrement illustré dans quelques récits limités dans le temps (Poison River ou Love and Rocket X) et celui de Jaime continue à croître, comme le montre la grande réussite de ses récits les plus récents, publiés dans Love & Rockets: New series # 3.

Aventure en jaune de Yann et Conrad (1982, Belgique).
Yann et Conrad font partie, avec Frank Pé, Hislaire, Cossu, Berthet, de la génération d'auteurs qui ont insufflé un sang neuf dans Spirou dans les années 1980. Le dessin de Conrad est très fidèle à la tradition de ce magazine (mélange de Morris et de Franquin) sans jamais sembler daté. L'humour de Yann, tout en références et en provocation a fait l'effet d'un grand souffle d'air frais dans le vénérable hebdomadaire.

Akira de Katsuhiro Otomo (1982-1990, Japon).
Au bout de quelques péripéties, le scénario de cette série n'est plus guère qu'un prétexte. Mais le dessin est exceptionnel, notamment par son sens du mouvement. Il a grandement participé à la découverte du manga en France et a influencé des auteurs francophones très divers, Frank Pé et Fabrice Neaud notamment.

Calvin and Hobbes de Bill Watterson (1985-1995, États-Unis).
Pendant dix ans, Bill Watterson a imaginé les désopilantes aventures d'un petit garçon qui s'imagine que son tigre en peluche est vivant. Un dessin très vif et une imagination délirante pour une série tendre et drôle. Au bout de dix ans, au faîte de son succès, Bill Watterson a complètement arrêté la bande dessinée pour se consacrer au vélo et à la peinture.

Œuvres d'Edmond Baudoin (à partir d'Un Rubis sur les lèvres, depuis 1986, France).
Après une carrière de comptable, Edmond Baudoin se lance, presque en autodidacte, dans la bande dessinée. Il a besoin de quelques albums pour trouver son style. Mais, à partir d'Un Rubis sur les lèvres, il aligne les chefs d'œuvres (Couma aco, Le Premier Voyage, Le Portrait, Éloge de la poussière, Véro, Le Voyage, Le Chant des baleines, Les Essuie-glaces, L'Arleri, etc.) et repousse les limites de la bande dessinée. Une influence majeure pour les auteurs dits 'indépendants' apparus dans les années 1990.

Batman: The Dark Knight Returns de Frank Miller (1986, États-Unis).
Au même moment qu'Alan Moore, Frank Miller renouvelle profondément l'univers des comics de super héros. Héros névrosés, multiplication des monologues intérieurs, critique de la société du spectacle contemporaine, mise en scène extrêmement innovante. Quelques années plus tard, en 1990, Frank Miller allait encore plus loin avec Elektra Lives Again. Si l'histoire est à peu près incompréhensible pour un non-spécialiste des comics Marvel, il est possible de la lire comme le récit des troubles psychologiques de Matt Murdock après le décès de la femme qu'il aimait. Mise en scène visuelle d'un traumatisme affectif, cet album poursuit magistralement le renouvellement du genre super-héroïque.

The Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons (1986, Royaume-Uni).
Alan Moore écrit des scénarios complexes à la mise en scène extrêmement réfléchie. Dans Les Gardiens, il met en cène des super héros 'réalistes', en prise avec un monde presque réel.

Le char de l'état dérape sur le sentier de la guerre de F'murrr (1987, France).
Une vision... originale de l'invasion russe en Afghanistan. F'murrr est un de ces grands auteurs, avec notamment Jean-Claude Forest ou Hugo Pratt, à qui À Suivre a ouvert ses portes dès son premier numéro. Pour ce magazine, il dessine quelques albums où son dessin en noir et blanc et son humour délicieusement absurde font merveille.

Au temps de Botchan de Natsuo Sekikawa et Jiro Taniguchi (1987-1996, Japon).
Natsuo Sekikawa part d'épisodes de la vie de Natsume Sōseki, auteur du roman Botchan, pour nous dépeindre, par petites touches, l'ambiance et l'esprit du monde intellectuel japonais pendant la période Meiji. Jiro Taniguchi n'a jamais mieux dessiné.

Le Chemin des trois places de Jean-Claude Götting et François Avril (1989, France).
Un album léger, sur un récit très simple. Götting et Avril annoncent la vague des bandes dessinées du quotidien qui fleuriront dans les années suivantes. Trop en avance, ils n'eurent pas le succès qu'ils méritaient et arrêtèrent tous deux la bande dessinée (provisoirement pour Götting).

mercredi 23 mars 2011

Les Faux-Monnayeurs, d'André Gide (1925)

Trois points me semblent particulièrement importants pour bien comprendre la richesse des Faux-Monnayeurs :

  • André Gide est un grand styliste. Chacune de ses phrases est pensée, travaillée, reprise... Il ne s'en estime satisfait qu'une fois qu'il est convaincu ne plus rien pouvoir en modifier sans la dégrader.
  • D'une façon générale et de manière encore plus marquée dans Les Faux-Monnayeurs, André Gide n'écrit que ce qui est strictement indispensable. Dès qu'il a fourni au lecteur les éléments qu'il estime suffisants à la bonne compréhension de son propos, il passe à une autre idée ; nul superflu dans Les Faux-Monnayeurs. (Il est d'ailleurs instructif de comparer sur ce point ce roman à la saga des Thibault, de Roger Martin du Gard, grand ami de Gide. En effet ces deux œuvres ont certains thèmes en commun, notamment la peinture de deux frères, l'un adolescent, l'autre, plus âgé, médecin. Mais alors que, dans Les Faux-Monnayeurs, chaque péripétie est traitée en quelques pages, chaque épisode est narré au cours de longs chapitres dans Les Thibault, roman fleuve.)
  • Alors que dans ses autres récits, André Gide abordait généralement un thème qu'il développait en 100 à 200 pages (par exemple un certain hédonisme dans L'Immoraliste, une certaine vision du christianisme dans La Porte Étroite, etc.), il décide dans Les Faux-Monnayeurs de ne plus se restreindre, de dire tout ce qu'il porte en lui ; il aborde donc pèle-mêle ses interrogations d'écrivain, son goût pour les jeunes garçons, la question de l'éducation, etc. (C'est notamment pour cela qu'il considère ce livre comme son premier roman : pour lui un roman est polyphonique et met en scène des personnages et des points de vue différents ; ses récits antérieurs lui semblaient probablement trop monothématiques pour mériter l'appellation de 'romans').

Ces trois éléments concourent à faire des Faux-Monnayeurs un roman extraordinairement dense et puissant, synthèse à la fois de la pensée de Gide au milieu des années 1920 et de sa richesse d'écriture.

Si je cherchais à résumer mon impression en une phrase (tout en sachant que celle-ci ne traduira pas fidèlement ma pensée et sera probablement mal comprise), je dirais que chaque phrase semble « pleine à craquer », toute remplie de style (pas remplie d'effet de style, non, André Gide est très économe de ses effets, fidèle en cela à une longue tradition de classicisme français) et toute remplie de sens. Gide a condensé dans son roman tant d'éléments divers, tant d'idées, tant de thèmes, tant de personnage, tant de péripéties, tant d'élégance formelle que celui-ci est presque (tout est dans le presque) trop riche. Chaque phrase mérite que l'on s'y arrête, l'ensemble mérite d'être régulièrement relu...

lundi 21 mars 2011

Ma bédéthèque idéale (3) : Années 1970

Années 1970.

Alix de Jacques Martin (du Dieu Sauvage à L'Empereur de Chine, 1970-1983, Belgique).
Après des années d'aventures très classiques, sur les pas de Hergé et d'E.P. Jacobs, Jacques Martin introduit progressivement dans ses récits des personnages de plus en plus complexes et de moins en moins manichéens qui éclipsent de plus en plus les fades Alix et Enak.

Blueberry de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud (de La mine de l'Allemand perdu au Bout de la piste, 1972-1986, Belgique et France).
Jean-Michel Charlier a toujours été un grand feuilletoniste. Mais cette série occupe une place à part dans son œuvre. Ses intrigues dans Blueberry se complexifient au fur et à mesure que les albums ajoutent leur lot de personnages et de rebondissements nouveaux. La vision de l'Ouest, notamment le sort des Indiens, gagne en intérêt au fil des albums. L'ensemble est magistralement mis en image par Jean Giraud, dont le dessin évolue sans cesse et qui n'a guère son pareil pour nous montrer les grands espaces de l'Ouest américain, la foule des villes champignons et la trogne patibulaires des truands sans foi ni loi.

Maus d'Art Spiegelman (1972-1991, États-Unis).
Aborder l'Holocauste en mettant en scène des souris et des chats... Spiegelman ose avec beaucoup de finesse et d'imagination ce défi inimaginable avant lui. (P.S. de 2012 : 25 ans après, Spiegelman est revenu sur la conception de ce chef-d'oeuvre dans un ouvrage multi-média passionnant, MetaMaus.)

Comanche de Greg et Hermann (1972-1983, Belgique).
Rarement les personnages d'un western ont été si humains. Red Dust est un cow boy mal dégrossi, loin d'être sans peur ou sans reproche. Greg, fin connaisseur de l'Ouest américain, en donne une peinture épique certes, mais néanmoins plus réaliste que beaucoup d'autres.

Œuvres d'Osamu Tezuka (Phénix, L'Histoire des trois Adolf, Black Jack, Gringo, etc., 1973-1989, Japon).
Osamu Tezuka a publié des centaines d'histoires, des milliers de page. Ses récits vont du plus enfantin au plus sordide, du comique au tragique, du récit historique à la science-fiction en passant par le drame intimiste contemporain. Ses mises en page sont d'une inventivité rarement égalée. Un des plus grands, si ce n'est LE plus grand, conteur de la bande dessinée mondiale.

Folles Passions de Kazuo Kamimura (1973-1974, Japon).
Le trait de Kazuo Kamimura, héritier des calligraphes chinois et des peintres d'estampes japonais, est superbe. Les scénarios de ses récits ne sont pas toujours à la hauteur mais cette évocation de certains moments de la vie d'Hokusai est une réussite.

Œuvres de Moebius (Le Bandard Fou, Cauchemar Blanc, Le Garage Hermétique, Arzach, L'Homme est-il bon ?... 1974-1979, France).
En une demi-douzaine d'années, Moebius révolutionne la bande dessinée francophone. Ses récits déjantés ne ressemblent à rien de connu et il utilise ses immenses talents de dessinateur pour explorer de nouveaux horizons graphiques.

The Cage de Martin Vaughn-James (1975, Royaume-Uni).
Un récit sans aucun personnage. Pendant près de 200 pages, l'auteur 'met en scène' un monde sans vie. Une expérience de narration unique pour les amateurs de gageures narratives.

Alack Sinner de Carlos Sampayo et José Muñoz (1975-1997, Argentine).
Flic, puis privé, chauffeur de taxi, et finalement sans emploi, Alack Sinner est un antihéros qui erre dans les rues de New York, confronté à la 'simple' difficulté d'être homme, amant et père. Beau noir et blanc de Munoz, admirateur d'Alberto Breccia.

Œuvres de Francis Masse (1976-1990, France).
Comment aborder en quelques pages de bande dessinée la mécanique quantique ou l'art contemporain ? La réponse se trouve dans l'œuvre protéiforme et désopilante de Francis Masse. Auteur majeur des années 1970 et 1980, il a fini par délaisser la bande dessinée, lassé par l'incompréhension du public...

Le Café de la plage de Régis Franc (1977-1981, France).
Dans cette œuvre du début de sa carrière, Régis Franc fait preuve d'un art du dialogue et de la mise en scène exceptionnel.

Idées Noires d'André Franquin (1977-1983, Belgique).
Dépressif, André Franquin nous livre son chant du cygne avec ces idées noires désopilantes. À la même époque, il nous offre également, avec les couvertures du Trombone Illustré, le pendant optimiste et tendre à ce chef-d'œuvre de l'humour noir. Et, bien entendu, le dessin est toujours aussi magistral.

mercredi 16 mars 2011

Ma bédéthèque idéale, 2e partie : des années 1940 aux années 1960

Années 1940.

Blake et Mortimer d'Edgar P. Jacobs (1946-1971, Belgique).
Des intrigues très bien ficelées au rythme parfaitement travaillé. Une recherche constante d'amélioration ont également conduit Jacobs à innover constamment, sur la plan graphique notamment dans les domaines de la composition des planches et de l'utilisation de la couleur au service de l'ambiance de ses récits.

The Spirit de Will Eisner (1946-1952, États-Unis).
Un héros masqué qui arrête des bandits en sept pages. Cette trame de base devient un simple prétexte au lendemain de la Guerre. Les récits deviennent alors un mélange d'innovations formelles, d'humour et de descriptions plein d'humanité et de tendresse de seconds rôles attachants.

Uncle Scrooge de Carl Barks (1947-1965, États-Unis).
Employé dans une multinationale américaine du divertissement, Carl Barks a critiqué l'appât du gain au travers de Picsou et a inventé une foule d'antihéros loin d'être des modèles qui allaient marquer des millions de lecteurs.

Pogo de Walt Kelly (1948-1975, États-Unis).
Un trait tout en rondeur extrêmement plaisant et des récits délirants où chaque case renferme de nombreux gags. Ces histoires sont malheureusement épuisées en français comme en anglais mais il est possible d'en lire quelques-unes sur Internet (notamment sur cet excellent blog).


Années 1950.

Mad de Harvey Kurtzman et al. (1952-1956, États-Unis).
Harvey Kurtzman, accompagné de dessinateurs virtuoses (Wally Wood, Will Elder, Jack Davis, etc.) révolutionne avec Mad l'humour en bande dessinée. Parodies, second degré, arrières-plans délirants. René Goscinny, qui fut leur ami, et Gotlib, entre autres, s'en souviendront...

Peanuts de Charles M. Schulz (1955-1965, États-Unis).
Que dire à propos des Peanuts ? À la fois l'une des bandes dessinées les plus vendues (voire la plus vendue) au monde et l'une des plus appréciées de la critique. Quelques enfants et animaux dans un monde sans adulte mais pas sans cruauté. Pauvre Charlie Brown...

Master Race de Bernard Krigstein (1955, États-Unis).
De cet auteur, je ne connais que ce récit de huit pages, récemment publié dans un hors série de Beaux-Arts magazine (dont l'achat est amplement justifié par ce récit à lui seul). Extraordinaire évocation du génocide, quinze ans avant Maus.

L'Éternaute de Héctor Germán Oesterheld et Francisco Solano López (1957-1959, Argentine).
Peut-être la meilleure bande dessinée de science-fiction. Oesterheld invente des extra-terrestre terrifiants et crédibles et nous narre les mésaventures d'humains ordinaires devant les affronter.

Lucky Luke de René Goscinny et Morris (des Rails sur la prairie au Fil qui chante, 1957-1977, Belgique).
Goscinny et Morris revisitent l'ensemble de l'histoire de l'Ouest avec beaucoup d'humour.

Astérix de René Goscinny et Albert Uderzo (d'Astérix le Gaulois à Astérix chez Rahazade, 1959-1987, France).
Comique de situation, critique sociale, jeux de mots, finesse psychologique (ah, La Zizanie...), humour visuel : Tout contribue à faire de cette bande dessinée une des plus drôles qui soit. Avec cette série Goscinny montrait au grand public francophone que la bande dessinée ne s'adressait pas exclusivement aux moins de 15 ans. Des mêmes auteurs, on pourra lire Oumpah-Pah, très drôle également.


Années 1960.

Œuvres d'Alberto Breccia (à partir de Mort Cinder, 1962-1993, Argentine).
Un des dessinateurs les plus innovants que je connaisse. Ses recherches formelles et graphiques n'ont guère équivalent dans la bande dessinée.

Œuvres de Robert Crumb (depuis 1963, États-Unis).
Dessinateur exceptionnel, fin autobiographe et peintre social subtil.

Œuvres de Jean-Claude Forest (de Barbarella à Enfants, c'est l'Hydragon qui passe, 1964-1984, France).
Un des plus grands poètes (avec Fred, mais dans un autre genre) de la bande dessinée francophone. Textes ciselés et imaginatifs, dessins pleins de fougue et de liberté.

Mafalda de Quino (1964-1973, Argentine).
Mafalda est une gamine impertinente qui pose un regard sans concession, mais très drôle, sur sa famille, son pays et le monde qui l'entoure.

Gaston Lagaffe d'André Franquin (des Gaffes en gros à la Saga des gaffes, 1965-1982, Belgique).
André Franquin est, à juste titre, un des auteurs les plus admirés de la bande dessinée francophone. Son garçon de bureau, aux inventions loufoques, élève la paresse au rang des beaux arts.

Philémon de Fred (depuis 1965, France).
L'univers du A est riche en poésie et en personnages loufoques. Fred brise tous les carcans de la bande dessinée traditionnelle, tant narratifs que graphiques.

Achille Talon de Greg (1966-1977, Belgique).
Avec Achille Talon, désopilant petit bourgeois pédant et bavard, Greg, auteur prolifique, scénariste pour Hergé et Franquin et talentueux rédacteur en chef du journal Tintin entre 1965 et 1974, livre son chef-d'œuvre.

Corto Maltese de Hugo Pratt (de La Ballade de la mer salée à Fable de Venise, 1967-1981, Italie).
Sur les pas de Stevenson, de Conrad et de Borges, avec Pratt souffle un vent d'aventure romanesque dans la bande dessinée.

Valérian et Laureline de Pierre Christin et Jean-Claude Mézières (1967-2010, France).
Une série d'aventure de science-fiction d'où le second degré n'est jamais absent. Le superbe et très imaginatif dessin de Mézières au service des intrigues de Christin, introduisant dès les années 1960 de l'écologie et du féminisme, entre autres, dans ses intrigues.

Rubrique-à-Brac de Marcel Gotlib (1968-1972, France).
Après avoir été coaché par René Goscinny dans les Dingossiers, Marcel Gotlib réinvente la bande dessinée d'humour francophone en quelques années avec sa Rubrique-à-Brac, notamment sur les pas des auteurs de Mad.

mardi 15 mars 2011

Ma bédéthèque idéale, première partie : des années 1830 aux années 1930

Je ne peux pas m'empêcher de me livrer au jeu un peu vain, mais ô combien amusant, de dresser la liste de ma bibliothèque idéale de bandes dessinées. Cette liste sera bien entendu très subjective. L'inclusion de certains albums sera sans doute le fruit d'un effet « madeleine » ; je ne peux parler que de ce que j'ai lu et parlerai donc surtout d'auteurs anglophones ou francophones.

Pour varier un peu, je ne dresserai cette liste ni par ordre de préférence (ce qui n'a, à mon avis, aucun sens), ni par ordre alphabétique, ni par genre, ni par pays, mais par ordre chronologique. Cet ordre sera un peu artificiel dans la mesure où je citerai notamment des œuvres qui couvrent plusieurs années, voire plusieurs décennies. Pour ces séries, je donnerai parfois les dates de la publication intégrale, parfois seulement celles de la période que je préfère.

Voici donc une liste d'une soixantaine de titres qui débute avec celui que beaucoup considèrent comme l'inventeur de la bande dessinée, le Suisse Rodolphe Töpffer, contemporain de Goethe...


Années 1830.

Œuvres de Rodolphe Töpffer (1830-1844, Suisse).
Le coup d'essai fut un coup de maître : Dès ces premières bandes dessinées, Rodolphe Töpffer utilise de nombreuses potentialités de ce média tout neuf (variation des tailles des cases pour jouer sur le rythme du récit, itération iconique, etc.) pour relater des récits pleins d'humour.
Son Essai de Physiognomonie est en outre un livre critique passionnant.

C'est tout pour le XIXe. Je suis persuadé que d'autres auteurs de cette époque méritent d'être découverts (Christophe, Caran d'Ache, Rudolph Dirks, par exemple) mais je les connais très mal. On pourra trouver de nombreux échantillons de cette époque sur le très riche site Coconino.


Années 1900.

Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay (1905-1914, États-Unis).
Winsor McCay nous emmène au pays des rêves. De planche en planche, il découvre de nouvelles mises en page toujours plus imaginatives pour permettre à Nemo d'explorer Slumberland et son décor Art nouveau.

The Kin-der-Kids de Lyonel Feininger (1906-1907, États-Unis).
Lyonel Feininger n'a consacré que deux ou trois ans à la bande dessinée avant de se tourner vers la peinture, domaine dans lequel il devint célèbre. Son graphisme anguleux et stylisé est cependant suffisamment marquant pour influencer des auteurs encore aujourd'hui, Frank Miller par exemple.


Années 1910.

Krazy Kat de George Herriman (1913-1944, États-Unis).
On n'a probablement jamais fait plus poétique en bande dessinée depuis. Des paysages qui changent sans arrêt, un extraordinaire sens de la composition de la page, un sabir mêlant anglais phonétique, espagnol et français, une liberté sans pareil pour raconter inlassablement la même histoire d'Ignatz lançant une brique à Krazy Kat avant de se faire arrêter par Offisa Pupp. Lu en son temps par Gertrude Stein ou Pablo Picasso...

Bringing up father de George McManus (1913-1954, États-Unis).
Si vous vous demandiez quelle est l'origine de la ligne claire, ne cherchez plus. L'élégance du trait de McManus plaisait beaucoup à Hergé et est, de très loin, la plus grande influence de Joost Swarte.


Années 1920.

Polly and her pals de Cliff Sterret (1922-1930, États-Unis).
Un soap opéra familial dans des décors art déco. Un dessin avec beaucoup de classe et un humour sophistiqué.


Années 1930.

Popeye d'Elzie Crisler Segar (1930-1938, États-Unis).
Popeye est l'ancêtre des super héros. Simple d'esprit mais le cœur sur la main et quasiment invincible, il vit des aventures fantastiques au milieu de personnages loufoques. Beaucoup de tendresse et énormément d'humour.

Tintin de Hergé, du Lotus Bleu aux Picaros (1936-1976, Belgique).
Que dire sur Hergé et Tintin ? En fonction de son humeur on pourra préférer les courses poursuites échevelées des premiers albums (L'Oreille Cassée, L'Île Noire, etc.), le classicisme des grands diptyques (Rackam le Rouge, Le Temple du soleil et la lune) ou les expérimentations d'un créateur au sommet de son art et qui joue avec son univers (à partir de Coke en stock, pour une riche anti-trilogie).

Prince Valiant de Hal Foster (1937-1970, États-Unis).
Un dessin très classique mais superbe. Une grande épopée romanesque dans un décor mêlant allégrement la chute de l'empire romain au Moyen-Âge chevaleresque de Chrétien de Troyes.

Terry and the pirates de Milton Caniff (1937-1942, États-Unis).
La quintessence du feuilleton romanesque : aventure, exotisme, humour et romance ; des héros sans peur et sans reproche, des femmes fatales, de redoutables bandits et des faire-valoir amusants. Le tout servi par un dessin sans égal en termes de maîtrise du noir et blanc et de la composition cases.

mercredi 9 mars 2011

Le Journal des Faux-Monnayeurs, d'André Gide (1926) et Le Journal du Docteur Faustus, de Thomas Mann (1946)

Les Faux Monnayeurs, d'André Gide, et Docteur Faustus, de Thomas Mann, sont deux romans que je trouve très riches et dont il m'intéressait, pour des raisons sensiblement différentes, de connaître un peu mieux la genèse. Les Faux Monnayeurs parce que je considère ce livre comme un des plus grands romans francophones et qu'André Gide y a mis une folle inventivité, dans le fond comme dans la forme. Docteur Faustus parce que j'ai la sensation de ne pas avoir toujours perçu où Thomas Mann voulait en venir : mélange de thème dissemblables (le mythe de Faust, la vie intellectuelle de l'époque, la naissance du nouvelle musique...), assimilation du dodécaphonisme à une musique d'origine satanique, etc.

J'ai donc lu, à peu de temps d'intervalle, Le Journal des Faux-Monnayeurs et Le Journal du Docteur Faustus. J'espérais y découvrir comment ces deux auteurs avaient élaboré leur œuvre respective, quels étaient leurs objectifs de départ, quels moyens ils avaient choisi d'utiliser pour aboutir à leurs fins. Je souhaitais jeter un œil dans leur processus de création, entr'apercevoir leurs doutes et leurs repentirs, avoir une idée, aussi vague soit-elle, du chemin artistique qui avait débouché sur ces deux chefs-d'œuvre.

Eh bien, ce n'est pas, ou marginalement, ce que j'ai trouvé dans ces deux ouvrages. Thomas Mann a davantage écrit un "journal couvrant l'époque de l'écriture du Docteur Faustus" qu'un "journal du Docteur Faustus : il y relate sa vie lorsqu'il écrivait ce roman, notamment ses problèmes de santé, mais n'aborde quasiment pas son processus créatif proprement dit. André Gide, lui écrit effectivement un livre ne contenant que des notes sur l'écriture de son roman. Mais ces notes sont extrêmement fragmentaires, couvrant des moment épars de l'écriture et constituent un ouvrage très succinct. Bref, quelles que soient les qualités littéraires de ces deux journaux, je n'y ai guère trouvé d'éclaircissement sur le processus créatif de ces deux romanciers.

Ceci m'a d'ailleurs paru en soi un enseignement intéressant. Il semblerait en effet que même des auteurs réfléchis, pour ne pas dire intellectuels, comme Gide ou Mann, aient eu du mal à verbaliser, à expliciter leur processus artistique et à analyser un acte créateur essentiellement intuitif.

mardi 8 mars 2011

Bananas n° 3, d'Evariste Blanchet et al. (2011)

La revue 9e Art a disparu des kiosques pour se réfugier sur Internet, L'Éprouvette s'est sabordée au bout de trois excellents et copieux numéros, Comix Club semble également avoir sombré... Le paysage des revues d'analyse de bande dessinée de qualité s'est singulièrement clairsemé ces dernières années.

La parution du 3e de la revue Bananas, aux avatars multiples, d'Évariste Blanchet est d'autant plus bienvenue. Moins de publication de récit court (un seul en fait, mais relativement anecdotique) mais essentiellement des analyses variées. J'aurais tendance à regretter cette absence de récits dans ce nouveau numéro, tant j'ai découvert de planches passionnantes, dans des styles extrêmement dissemblables, dans les précédentes livraisons de Bananas, mais je ne vais pas bouder mon plaisir.

Dans un éditorial bien senti, Évariste Blanchet positionne sa revue, aux textes relativement longs, entre les textes courts que l'on peut lire sur Internet et les livres critiques aux analyses beaucoup plus approfondies.

On retrouve dans ce numéro les qualités habituelles (mais si rares par ailleurs) des publications d'Évariste Blanchet : des analyses fouillées, des entretiens inédits, quelques critiques d'albums ; le tout sans aucun a priori, avec un stimulant éclectisme, sans aucune considération de mode et sans se soucier outre mesure de l'actualité. Georges Pichard est ainsi mis à l'honneur avec un long entretien, une superbe couverture et une non moins superbe quatrième de couverture (notons le choix très sûr des illustrations) ; l'accueil par les lecteurs de l'époque des premiers épisodes d'Archie Cash est analysé ; deux autres articles sont consacrés à des récits méconnus d'auteurs fameux (ceux de la période anglaise d'Hugo Pratt et les dernières aventures de Sibylline) ; le tout se concluant sur une analyse richement illustrée de la composition des planches de bande dessinée.

Il ne me reste maintenant plus qu'à attendre la sortie du quatrième numéro...

mardi 1 mars 2011

Le Portrait, d'Edmond Baudoin, encore...

Je ne peux pas m'empêcher de venir compléter le post d'hier, et ceux qui l'ont précédé, sur Le Portrait d'Edmond Baudoin. Pourquoi ai-je tenu à écrire ces longues lignes d'analyses, page après page, de cet album ? Qu'ai-je voulu montré ?

Je souhaitais mettre en avant le fait que Baudoin utilise de nombreux codes narratifs, classiques ou plus innovants, propres à la bande dessinée ou partagés avec d'autres arts visuels, pour mieux servir son récit, mieux nous faire ressentir les émotions des personnages, partager leurs réflexions et apprécier toute la poésie qui se dégage du bout de chemin que nous partageons avec eux. J'ai essayé de montrer que ces codes narratifs sont nombreux et variés : le dessin s'adapte aux différents personnages (écriture en capitale d'imprimerie et cases aux traits apparents et droits pour l'homme ; caractères manuscrits en italique, lignes courbes et cases détourées pour la femme) ou aux différentes émotions ressenties par ces personnages (dessin qui devient flou lorsque Michel apprend que Carol a passé la nuit avec Charles). Baudoin utilise également de nombreuses rimes visuelles (les arbres desséchés, le « trou banc ») et des codes graphiques originaux pour symboliser les émotions de certains personnages (les silhouettes de Carol). La forme dialoguée de l'album, à la fois au cœur du récit (l'histoire du peintre et de son modèle) et du livre lui-même (alternance de textes écrits par Baudoin et d'extraits de lettres de la « vraie » Carol) et la mise en abyme des tentatives de portraits (les essais de Michel sont représentés dans l'album par autant de tentatives de portrait réalisées par Baudoin) contribuent également à la richesse exceptionnelle, à la profondeur psychologique et à la poésie de ce chef-d'œuvre.

Quasiment autodidacte (il n'était pas un grand lecteur de bandes dessinées avant de débuter dans le métier), Baudoin n'a pas été freiné par « ce qui se fait ». Au contraire, il n'a jamais hésité à développer de nouveaux moyens d'enrichir la lecture de ses récits.

Voilà. J'espère vous avoir donné envie de lire ou de lire cet album. Et peut-être vous ai-je fait découvrir des richesses que vous n'y aviez pas encore vues...