lundi 19 septembre 2011

Bande dessinée et création artistique (l'érosion progressive des frontières encore...)

J’ai lu, dans je ne sais plus quel ouvrage de Renaud Camus, une remarque générale sur la bande dessinée que je trouve, à la réflexion et malgré son caractère très général justement, fort pertinente : il reprochait à ce médium de se tenir à l’écart des réflexions nombreuses riches et nombreuses secouant le monde de l’art depuis plus d’un siècle (de mémoire, je crois qu’il conservait néanmoins un faible pour Tintin, sans doute en partie par nostalgie, et qu’il avait apprécié quelques oeuvres plus récentes, notamment le Journal de Fabrice Neaud).

Il est facile d’ignorer dédaigneusement ce type de points de vue sans réelle nuance, très globalisants, exprimés par quelqu’un qui connaît très peu la création contemporaine de bande dessinée (et qui ne prétend d'ailleurs pas la connaître outre mesure). Un tel jugement est forcément extrêmement réducteur et laisse de côté bien des richesses de la bande dessinée actuelle.

Il faut bien avouer cependant que la plupart des auteurs de bande dessinée semblent effectivement avoir pour modèles artistiques les romans de Balzac ou de Dumas (voire de Zola pour les plus politiques) du point de vue narratif et les peintures de Meissonier et de ses épigones pompiers sur le plan graphique (au moins pour les dessinateurs réalistes). Ils semblent ignorer très majoritairement les grandes interrogations qui ont parcouru le monde de l’art depuis la fin du XIXe siècle ; très peu paraissent avoir confronté leurs pratiques esthétiques à la remise en cause de la perspective ou des couleurs réalistes avec Cézanne, les Fauves ou les Cubistes, ou au questionnement plus radical touchant la peinture traditionnelle tout au long du XXe ; de même, bien peu de scénaristes semblent avoir pris conscience de la remise en cause de la notion traditionnelle de personnages et de récits des nouveaux romanciers, par exemple. La liste de sujets ainsi ignorés – au moins apparemment - dans leur pratique par les auteurs de bande dessinée pourrait être longue, je laisse d’autres personnes plus motivées et plus qualifiées que moi la dresser.

Certes, et bien heureusement, on peut citer quelques exceptions : au début du siècle dernier Lyonel Feiniger introduisait dans ses planches certaines innovations formelles des peintres avant-gardistes (avant de renoncer à la bande dessinée pour ne plus se consacrer qu'à la peinture...), Benoît Peeters connaît bien le Nouveau Roman, ce qui se voit – un peu – dans certaines de ses Cités obscures ; Edmond Baudoin, largement autodidacte en termes de bande dessinée, ne cesse d’interroger sa pratique à la lumière des œuvres et des théories de Pasolini, des peintres chinois et a même publié un livre dans lequel il confrontait sa pratique de la peinture et du dessin à l’œuvre et à la vie de Picasso (Picasso, l'oeil et le mot). Les éditions FRMK ont également publié des auteurs qui frottaient la bande dessinée aux pratiques artistiques contemporaines. On pourrait certainement citer de nombreuses autres exceptions intéressantes. Mais j’ai bien peur qu’il faille continuer à les considérer comme des exceptions.


Si l’intérêt du monde de la bande dessinée pour celui de l’art contemporain est relativement faible et la méconnaissance de celui-ci par celui-là est grande, il faut bien admettre que c’est largement réciproque (malgré de légers, et récents, progrès). Certes, depuis plusieurs décennies, la bande dessinée a fait son apparition dans les expositions et les salles de vente, mais sous quelles formes ? En première approche, je dénombrerai trois approches. Il peut s’agir d’articles de collection, plus marquants par leur rareté et leur importance historique (comme le montrent les records affichés par le numéro d’Action Comics avec la première apparition de Superman ou par l’édition originale de Tintin au pays des Soviets). Le Pop art a largement utilisé la bande dessinée comme source d’inspiration, mais il s’agit d’extraire des images sans intérêt esthétique particulier d’une sous-culture bon marché : Andy Warhol peignait des boîtes de soupe Campbell, Roy Lichenstein des comics, la considération esthétique pour les unes et les autres était probablement quasiment la même. Plus récemment, des auteurs ont pu vendre des planches ou des dessins à des prix plus qu’honorables, Enki Bilal en tête. Mais les achateurs sont alors plutôt des amateurs de dessin que rassure l’aspect farouchement réaliste et figuratif de ces illustrations ; et les œuvres les plus prisées sont généralement assez proches des canons de l’art pompier que je citais plus haut ; non seulement elles laissent de côté l’aspect proprement séquentiel de la bande dessinée au profit de son seul aspect pictural et ésthétique mais elles sont en outre assez loin, à mon avis, de ce qui se fait de plus intéressant actuellement, que ce soit dans le monde de l’art ou dans celui de la bande dessinée…


Il y aurait bien évidemment beaucoup d’autres choses passionnaNtes à écrire sur les rapports compliqué entre monde artistique et dans dessinée, de la passion tardive d’Hergé pour l’art contemporain à l’exposition Quintet qui regroupait en 2009 cinq auteurs de bande dessinée ayant pratiqué d’autres formes d’art, Francis Masse, Joost Swarte, Chris Ware, Stéphane Blanquet et Gilbert Shelton, en passant par les réflexions de Fabrice Neaud sur la création artistique contemporaine, notamment dans le quatrième volume de son Journal... Cela n'empêche pas que, malgré d'énormes avancées depuis des années, ces deux mondes sont encore fort éloignés l'un de l'autre, alors qu'un rapprochement serait probablement source d'enrichissement mutuel...

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