lundi 24 octobre 2011

La Face Cachée du Z, Spirou tome 52, de Vehlmann et Yoann (2011)

Disons-le tout net : J'ai trouvé que le 52e tome des aventures de Spirou, La Face Cachée du Z, était un excellent album de détente. Le premier élément qui m'a séduit dans cet album, comme dans le précédent, est le dessin de Yoann. Celui-ci parvient à une bonne synthèse de l'ancien et du moderne. Si j’osais (bon, d'accord, j'ose) cela ressemble à du Franquin mâtiné de Blutch et de Winscluss, un mélange de dessin franco-belge traditionnel et de "nouvelle bande dessinée" ; il allie fidélité aux canons du genre, sens du mouvement et modernité du trait.

Le scénario de Vehlmann atteint un équilibre similaire. Tous les personnages récurrents sont parfaitement "dans leur rôle", de Champignac en vieux sage à Zorglub en savant fou, tiraillé entre désir de puissance et souhait de bien faire, encore obsédé par la Lune ; de Fantasio, journaliste en mal de scoop et inventeur loufoque, à Spip, animal de compagnie rebelle ; et, bien sûr, Spirou, sans peur et sans reproche, toujours prêt à rendre service ou à risquer sa vie pour sauver celle de Spip. Dans ce cadre clairement défini, péripéties et gags s'enchaînent. Spip râle, Fantasio cherche un scoop, Zorglub et Champignac s'opposent, de truculents seconds rôles font leur apparition. Pas de nostalgie exacerbée, l'histoire s'inscrit dans le présent : les personnages sont sexués (à part peut-être Spirou, éternel adolescent), des allusions sont faites aux conflits armés les plus récents. Certes les auteurs jouent clairement la carte de l'humour et du second degré, au détriment du suspense. Et l'album est un peu court (il n'a que 48 pages, alors que Les Géants Pétrifiés en comptaient 62 et Alerte aux Zorkons 56). Mais les deux auteurs nous offrent un très agréable moment de lecture.

dimanche 23 octobre 2011

Love & Rockets: New Stories, n° 4, "And Then Reality Kicks In" de Gilbert Hernandez (2011)

Après la longue digression du message précédent sur le dialogue en bande dessinée, revenons à Gilbert Hernandez. J'avais un peu décroché de sa production récente ; ses récits me plaisaient moins depuis qu'il s'était complètement éloigné de Palomar et des personnages qui gravitaient autour, pour se complaire dans des récits de pseudo-série B gores : probablement trop de sexe et de sang pour moi.

Rien de tout cela dans And Then Reality Kicks In. Deux personnages, à la trentaine bien avancée, discutent. Il s'agit de Fritz, ancienne psychanalyste et actuellement star de cinéma de série B, la sœur de Luba, personnage principal de la saga Palomar, et d'un homme que je ne connais pas. Ils ont déjà dépassé l'âge des illusions de jeunesse et sont relativement désabusés. Pas malheureux, cependant. Ils prennent leur vie comme elle vient et essaient d'en profiter. Et nous les voyons discuter.

Pendant les 15 pages du récit, nous lisons donc un dialogue entre deux trentenaires qui s'interrogent, plus ou moins explicitement, sur le sens de l'existence. À la difficulté, dont j'ai parlé dans mon message précédent, de mettre en scène de façon intéressante un dialogue en bande dessinée s'ajoute le défi de ne pas lasser avec des questions existentielles, somme toute très classiques et sans réelle réponse. En variant les mouvements des personnages, leur expressions, leurs mimiques, Gilbert Hernandez parvient littéralement à donner du corps, donner de la chair à leur interrogations abstraites. D'un léger sautillement de Fritz, qui montre notamment l'énergie qu'elle conserve, à un croisement de bras, mettant en lumière une réflexion légèrement désabusée, les propos sont enrichis constamment pas les mouvements corporels. Et nous assistons à une dialogue d'une grande force émotionnelle entre deux personnages qui nous deviennent rapidement très proches.

Le dialogue en bande dessinée

Dans mon message précédent, je ne vous ai parlé que des récits dessinés par Jaime hernandez dans le dernier Love and Rockets: New Stories. Je souhaite vous entretenir également de And Then Reality Kicks In, une des deux histoires dessinées par Gilbert. Mais avant de parler de celle-ci, je vais aborder de façon plus générale le dialogue en bande dessinée.

Les passages dialogués ont souvent posé des difficultés aux auteurs de bande dessinée. D'une façon générale il s'agit de moments du récit pendant lesquels l'essentiel des informations passe par le texte des échanges verbaux. Dans de nombreux cas, le dessin peut apparaître comme superfétatoire. Il ne servirait guère qu'à alléger les pages pour ne pas subir des cases surchargées de phylactères démesurés. Plusieurs approches peuvent être adoptées par les auteurs pour traiter les dialogues :

1) Une approche "ligne claire" : Pour ne pas détourner l'attention du lecteur, les protagonistes du dialogue sont dessinés à l'identique tout au long du passage. Dans de tels cas, Hergé avait cependant tendance à ajouter au dessin un contrepoint humoristique, pour éviter la monotonie (nous en avons un exemple marquant en page 10 de Tintin au Tibet : Tintin et le capitaine discutent pendant 7 cases consécutives avec un fonctionnaire indien ; l'angle de vue est identique dans ces 7 cases mais le fonctionnaire joue avec un élastique qui finit par lui claquer à la figure).

2) À l'inverse, l'auteur peut décider, pour éviter toute lassitude du lecteur, de varier les angles de vue et de ne jamais dessiner deux fois les personnages avec le même cadrage pendant toute la scène de dialogue (c'est par exemple ce que choisissait de faire Maurice Tilleux). Le risque est d'aboutir à une démonstration de virtuosité avec des choix de cadrage exotiques.

Longtemps la plupart des auteurs se cantonnaient à cette alternative. Edmond Baudoin a apporté une solution innovante dans Les Quatre Fleuves : confronté à de longs passages dialogués, hérités du texte de Fred Vargas dont il était parti, il écrivait les textes dialogués sur une pleine page et ne dessinait les visages des personnages que lorsque ceux-ci changeaient d'expression.

De façon moins isolée, l'accent plus prononcé porté sur la psychologie des personnages dans certaines bandes dessinées contemporaines a poussé quelques auteurs à utiliser les dessins des passages dialogués comme des moyens d'apporter des indications sur l'état d'esprit implicite des personnages, en contrepoint de leurs discours explicités dans les phylactères (j'en ai déjà un peu parlé dans mon message "De l'expression corporelle en bande dessinée... "). L'exemple ci-dessous, tiré du 2e volume du Journal de Fabrice Neaud, me semble particulièrement marquant de ce point de vue : On sent tout le malaise personnel que ressent l'employée chargée de transmettre son message officiel, froid et sans âme.

Voilà pour les généralités. Dans mon prochain message, je vous dirai en quoi les planches de Gilbert Hernandez renouvellent la façon d'aborder le dialogue en bande dessinée...

vendredi 21 octobre 2011

Love & Rockets: New Stories, n° 4, Jaime Hernandez (2011)

« Comme à chaque fois, c'est une réussite artistique connaissant peu d'équivalent dans la bande dessinée contemporaine. » Voilà ce que j'écrivais, à l'automne dernier, pour saluer le troisième numéro de Love and Rockets: New Stories. Comme chaque année à la même période les frères Hernandez viennent de sortir le volume annuel, le numéro 4 donc, de leur périodique. Et je peux reprendre ma phrase de l'année dernière : Encore une fois, Gilbert et Jaime Hernandez ont publié un album remarquable.

Je pourrais reprendre bien d'autres choses de ma chronique de l'année dernière, notamment pour parler des quatre récits de Jaime, d'autant plus que ceux-ci sont la suite, ou au moins la continuation, des récits qu'il a publiés dans le volume 3 : Les parties 3 à 5 de The Love Bunglers poursuivent le récit des retrouvailles entre Maggie et Ray ; Return for me relate, après Browntown un autre épisode marquant de l'adolescence de Maggie. Je peux donc écrire, comme en 2010, qu'il s'agit d'un 'soap opera' extrêmement bien mené (n'hésitez pas à préparer des mouchoirs), aux ellipses parfaitement amenées (le récit se déroule à deux, voire trois, époques relativement espacées dans le temps), avec une grande maîtrise de l'euphémisme dans le récit, et un dessin aux noirs et blancs précis.

Jaime Hernandez continue, au fil des années à tisser la toile de son récit. Les personnages sont communs mais extrêmement attachants, les péripéties ne sortent pas réellement de l'ordinaire. Mais sa maîtrise du récit est telle qu'il nous livre une histoire à la puissance émotionnelle rarissime en bande dessinée. Que dire de plus ? Aujourd'hui, je ne sais pas trop. Vous pouvez également vous reporter à la critique du Comics Journal, plus détaillée et probablement encore plus élogieuse que la mienne...

Je pourrais commenter bien des choses plus en détails : le leitmotiv du téléphone portable, qui en vient à symboliser partiellement la relation entre Maggie et Ray ; les relations entre Maggie, déjà entre deux âges, et Angel, sa colocataire, qui, elle, débute sa vie adulte (elle entre à l'université, se lance dans ses premières aventures amoureuses post-adolescentes), etc. Je me contenterai de reproduire ci-dessous les deux pages qui constituent en quelque sorte le sommet de The Love Bunglers : Dans ces deux pages, en regard l'une de l'autre dans l'album, est retracée toute l'histoire de Maggie et Ray ; tout au long de leur vie, qu'ils soient proches ou moin proches, ils ont échangé des regards. Certaines scènes rappelleront des souvenirs marquants aux lecteurs assidus de Love and Rockets mais là n'est pas le plus important. Jaime Hernandez nous montre encore une fois à quel point il est capable (comme son frère Gilbert d'ailleurs) de condenser en quelques cases des trames narratives complexes.


Ce volume conclut The Love Bunglers mais représente également un aboutissement de presque toute la saga de Maggie : professionnellement, sentimentalement, notre héroïne parvient dans ce récit à rassembler des fils épars depuis près de 20 ans. Que va donc nous offrir Jaime Hernandez l'année prochaine ? J'ai hâte de le découvrir.

dimanche 16 octobre 2011

Nouveauté annoncée également pour Chris Ware

Contrairement à ce que j'écrivais hier, il semblerait que le prochain livre de Chris Ware soit annoncé également. J'ai en effet lu ce matin sur Internet (merci Rusty Brown, même si je ne sais pas d'où vient l'information originale) qu'une compilation de 260 pages des Building Stories était prévue pour l'automne 2012. Ce que j'ai lu jusqu'à maintenant des Building Stories m'a beaucoup plu. Chris Ware continue à y parfaire son art de la composition et son talent pour raconter des vies entières en quelques cases.

Bon, il va falloir patienter encore un an mais cela vaut réellement le coup...

samedi 15 octobre 2011

Nouveautés annoncées pour Fabrice Neaud et Renaud Camus

Il vient d'être annoncé la publication prochaine de deux livres que j'attends avec beaucoup d'impatience.

Le dernier album dessiné par Fabrice Neaud, Alex et la vie d'après, date de 2008 ; son dernier livre en tant qu'auteur complet est le quatrième volume de son Journal, Les Riches Heures, sorti en 2002. Certes, il a publié une version augmentée du Volume 3 avec 50 pages inédites en 2010 mais cela reste peu. Autant dire que j'attends avec beaucoup d'enthousiasme la sortie du premier tome de sa nouvelle série. Plus question d'autobiographie ici ; il s'agira d'une série d'anticipation, Nu Men, découpée en tomes 48CC (48 pages cartonné en couleurs). Le premier tome, Guerre Urbaine, dont certaines planches furent exposées à Angoulême en 2010, est entièrement dessiné et est actuellement en cours de colorisation. Sa sortie est prévue pour janvier 2012...

Je considère les Églogues comme l'un des sommets de l’œuvre de Renaud Camus et l'une des œuvres les plus riches et les plus innovantes de la littérature francophone de ces cinquante dernières années. Il s'agit d'une série de sept volumes dont le cinquième, L'Amour l'automne, troisième tome de Travers, est sorti en 2007. Cet ouvrage atteignait une richesse, une beauté et une poésie incroyables. Vous comprendrez donc pourquoi j'ai hâte de découvrir Travers, coda, index et divers, dernier volume de Travers et avant-dernier tome des Églogues, annoncé pour novembre 2011.

En revanche, toujours rien d'annoncé comme nouveauté pour Chris Ware... Mais il ne faut pas être trop exigeant non plus...

mercredi 12 octobre 2011

Points de repère, tomes 2 et 3, de Pierre Boulez (2005)

De même que rien ne vaut un bon écrivain pour parler du roman (L’Art du roman de Milan Kundera est un des livres les plus riches que je connaisse sur la littérature romanesque, avec Mensonge Romantique et Vérité Romanesque de René Girard, bien sûr, mais ce dernier a un propos beaucoup plus ciblé), rien ne surpasse un bon musicien pour introduire à la musique (j’ai déjà décrit, ici ou , ce que je pensais des critiques professionnels).


Pierre Boulez a écrit des choses passionnantes sur la musique. Son point de vue s’est développé et a été nourri par sa triple expérience de compositeur, de chef d’orchestre (à la fois dans le choix des œuvres et dans leur exécution) et de leader d’opinion (en tant que polémiste ou que fondateur de l’Ircam, notamment).

Son domaine de prédilection est clairement délimité : il s’agit des quelques musiciens qui, du deuxième quart du XIXe siècle (le premier musicien, chronologiquement, à attirer véritablement son attention est Berlioz, si l’on omet quelques allusions à Bach et à Beethoven) à la seconde moitié du XXe, ont nettement innové, apportant à la musique savante occidentale, chacun à leur manière, des éléments véritablement nouveaux par rapport à leurs prédécesseurs (de Berlioz et ses innovations d’orchestration et de rythme aux découvertes les plus savantes des compositeurs de l’Ircam). Il n’accorde presque pas une ligne, si ce n’est au détour d’une réflexion lapidaire, aux nombreux musiciens, parfois fort talentueux pourtant, qui se sont contentés d’approfondir les chemins défrichés par d’autres. Qui donc figure dans ce panthéon ? Berlioz, cela a déjà été dit, Wagner, Mahler, Debussy, Schoenberg, Berg et Webern (la seconde trinité viennoise), Bartók, Stravinsky, Stockhausen, Messiaen, Ligetti, Berio ; dans une moindre mesure Liszt, Ravel, Varèse et quelques autres. Il est donc sélectif, très sélectif.

Ses textes sont courts, écrits dans une langue claire et concise. On peut distinguer trois grands thèmes, parfois enchevêtrés : les grands compositeurs, les grands enjeux de la composition musicale depuis environ 150 ans et la direction d’orchestre. À chaque fois, il parvient en quelques pages à mettre en avant les grandes problématiques du sujet abordé et à proposer ses solutions. Celles-ci, vivifiées par sa très riche expérience, sont, à la lecture, toutes très enrichissantes et, pour nombre d'entre elles, très convaincantes.

Je n’adhère pas à tout (il y a en outre bien des thèmes que je maîtrise beaucoup trop peu pour avoir un avis à leur sujet) mais deux points m’interpellent tout particulièrement.

En premier lieu, son refus absolu de la répétition (refus qu’il partage avec toute une génération de musiciens ayant été nourris dans les années 1940 et 1950 aux exigences du sérialisme). Schoenberg recommandait à ses élèves de ne pas inclure dans leurs partitions de passages qui auraient pu être écrites par le copiste. Certes, la reprise à l’identique a sans doute trop souvent été employée comme une facilité d’écriture. Mais la répétition ne peut-elle avoir parfois, dans certains cas précis, une utilité rhétorique (création d’un effet de transe, rassurant retour à un thème connu après d’aventureux développements, etc.) ?


Ce qui me frappe cependant encore bien davantage est son inintérêt profond pour toute formation d’improvisation (même s’il ne récuse pas toute utilisation du hasard, ce qui est très différent). Pour lui, ce mode de création musicale semble ne pouvoir avoir aucun intérêt artistique. Je n’entrerai pas dans de savantes considérations sur la nature du phénomène (l’improvisation peut-elle parfois être considérée comme de la composition instantanée ou est-ce un mode de création radicalement différent ?). Je reste perplexe devant un tel manque de considération. Lorsque j’écoute In a Silent Way, de Miles Davis, A Love Supreme, de John Coltrane, ou un raga improvisé par Hariprada Charausia, entre autres, je suis convaincu que l’improvisation donne parfois naissance à des morceaux superbes et probablement irréductibles à un acte de composition plus réfléchi. Pierre Boulez a cherché à récapituler ou à ouvrir de nombreux horizons nouveaux à la musique savante occidentale mais l’horizon mystérieux de l’improvisation lui resta toujours hermétique...

mardi 11 octobre 2011

Le festival des jardins de Chaumont-sur-Loire, la sacralisation des œuvres d’art et l’hypertrophie conceptuelle des commentaires

Chaumont-sur-Loire n’est probablement pas le plus beau ni le plus prestigieux des châteaux de la Loire. Une idée originale a cependant été développée pour en augmenter les attraits : depuis une vingtaine d'années, le parc de ce château accueille un festival annuel de jardins. Tous les ans, des artistes internationaux proposent des créations originales : le visiteur découvre ainsi plusieurs dizaines d’enclos de quelques mètres carrés chacun, contenant des jardins aux concepts originaux. À ces créations éphémères, il faut ajouter quelques œuvres pérennes dans les jardins permanents du parc du château. J’ai découvert ce festival pour la première fois cette année et je l’ai énormément apprécié : les quelques heures de promenade dans le parc permanent et dans les jardins temporaires constituent une expérience unique et très agréable : tous les quelques mètres, l’on découvre de nouvelles œuvres intégrées dans le paysage, l’on se retrouve dans un cadre totalement différent, où plantes et structures nous invitent à la contemplation la plupart du temps, à la rêverie souvent, à la réflexion parfois.

Deux éléments m’ont toutefois gêné lors de cette visite. Ils m’ont d’autant plus agacé qu’ils représentent, à mes yeux, deux travers particulièrement récurrents de l’art contemporain (en France tout au moins).

Les œuvres présentes dans les jardins cherchent la plupart du temps à s’intégrer dans leur milieu : nous voyons ainsi des plates-formes en bois, des cabanes, etc. Malheureusement, puisqu’il s’agit ici d’œuvres d’Art avec un grand A, il n’est pas possible de les toucher. Alors que ces œuvres ludiques présentes dans un jardin pourraient permettre au visiteur de s’approcher au plus près d’une œuvre d’art, de se familiariser, de se réapproprier en quelque sorte une partie de l’art contemporain, nous restons sur le schéma de la sacralisation de l’œuvre d’Art : celle-ci est un objet hors du commun, résolument « à part », que le commun des mortels ne peut approcher, alors que tout inviterait (sa fonction apparente, sa proximité, ses matériaux) à la toucher, à s’en servir.

Les jardins et les œuvres exposées sont tous accompagnés d’un panneau offrant à la lecture un texte explicatif. Un conseil : si vous voulez profiter des œuvres, ne lisez pas ces textes ! Plus d’une fois, leurs concepts abscons et tirés par les cheveux, leur métaphysique de bazar, leurs liens trop vagues et trop lointains avec les œuvres exposées, m’ont – presque – gâché la vision de celles-ci. Nous sommes ici, comme trop souvent, dans une optique stérile où la valeur des œuvres est estimée davantage en fonction de la longueur des exégèses savantes qu’elles permettent que de leur valeurs esthétique intrinsèque. Comme s’il ne pouvait s’agir d’une relation personnelle entre l’œuvre et le spectateur, mais qu’il fallait nécessairement passer par une complexe explicitation de concepts – plus ou moins – fumeuse pour apprécier une œuvre.

La sacralisation des œuvres et l’hypertrophie conceptuelle des analyses n’est pas propre au festival des jardins de Chaumont, loin s’en faut. Je les remarque trop souvent lorsque je m'intéresse à l'art contemporain et ne peux m'empêcher de penser qu'elles constituent un des obstacles majeurs à unemeilleure découverte des œuvres d'art actuelles par le grand public curieux...

dimanche 2 octobre 2011

(vue d'artiste), de Francis Masse (2011)

La carrière de Francis Masse dans la bande dessinée a quelque chose de fulgurant : brève mais intense.

Dans les années 1970 et 1980, les histoires courtes et absurdes de Francis Masse étaient publiées dans toutes les meilleures revues de bande dessinée ‘underground’ : l’Écho des Savanes (celui de Mandryka, qui n’a pas pratiquement rien à voir avec le revue actuelle du même nom), Métal Hurlant, Fluide Glacial, etc. On pouvait même lire ses pages de l’autre côté de l’Atlantique, dans la prestigieuse revue Raw d’Art Spiegelman et Françoise Mouly... L’humour si spécifique de Francis Masse, avec une bonne dose de ‘nonsense’, des ressorts comiques variés, allant des gags muets en une planche en récits plus longs saturés de texte, le dessin en noir et blanc mélangeant ‘gros nez’ contemporains et citations de gravures anciennes (ah, le charme de la "Venise sèche" des Deux du balcon), faisait merveille. Dans les années 1980, cet auteur hors norme s’est stabilisé, éditorialement parlant : il avait trouvé en À suivre un havre accueillant pour ses planches hors normes. Il y a publié en prépublication un de ses plus grands chefs-d’œuvre, Les Deux du balcon (imaginez un couple de Laurel et Hardy dissertant de mécanique quantique et de théorie de l’évolution ou de météorologie planétaire dans une pseudo-Venise de gravure…), La mare aux pirates et de nombreux récits courts. À la fin des années 1990, probablement lassé par l’incompréhension qu’il rencontrait hors d’un cercle réduit d’admirateurs, Francis Masse arrêtait la bande dessinée... En 2007, nous eûmes droit à une bonne surprise : ses récits inédits publiés dans À Suivre furent enfin collectés dans un nouveau recueil, L’Art Attentat.

Cette année, une nouvelle excellente surprise est arrivée : Francis Masse publie en nouvel album, (vue d'artiste) ! Masse est fasciné par la science et ses découvertes les plus récentes. Elle n'est pas, pour lui, une matière aride aux équations absconses mais une source infinie de poésie et de rêveries sans fin. De l'infiniment petit à l'infiniment grand, les mystères de la science constituent pour Masse l'origine d'émerveillements toujours renouvelés... Poète de la science, pourquoi pas ? Mais cet auteur pousse le défi jusqu'à vouloir faire partager ces sentiments en dessinant des bandes dessinées ! Déjà, dans Les Deux du balcon, ses deux personnages dissertaient pendant quelques pages sur certaines théories scientifiques, de la météorologie à la mécanique quantique. Et les découvertes les plus complexes devenaient sources d'éclats de rire !

Dans (vue d'artiste), Francis va encore plus loin : tout l'album relate les mésaventures de deux trous noirs (a-t-on déjà vu plus original, comme personnages de bande dessinée ?) et l'essentiel du discours est consacré à la cosmologie : désaccord de la relativité générale et de la physique quantique, Big Bang, théories des Cordes et des Boucles, etc. En se consacrant ainsi à un sujet unique, Francis Masse laisse une part plus belle aux explications scientifiques et moindre à l'humour : on appréhende mieux les richesses des théories scientifiques abordées, mais on rit probablement moins que dans Les Deux du balcon. Une autre ambition un peu folle de Francis Masse, dans cet album, est de tenter des représentations graphiques de quelques mystères de la science, des "vues d'artistes" (d'où le titre de l'album). Ses dessins (tout l'album est en couleurs directes) de la dualité onde/corpuscule ou de l'opposition entre la théorie des Cordes et celle des Boucles, par exemple, sont tout bonnement fascinants.

Avec cet album que l'on n'attendait plus Francis Masse repousse encore une fois les limites de la bande bande dessinée, tant graphiquement que par le sujet abordé. Il n'élargira, malheureusement, probablement pas beaucoup son lectorat mais nous livre un chef-d’œuvre inclassable et absolument hors norme.

N.B. : Au même moment, Les Deux du balcon sont réédités, chez Glénat, et non pas chez Casterman comme pour l'édition originale. Je ne peux m'empêcher de noter au passage que la "prestigieuse" maison d'édition Casterman, après avoir massacré quelques traductions dans sa collection Eacute;critures, avoir maltraité quelques classiques au gré de rééditions plus que hasardeuses, comme celles des Corto Maltese, abandonne maintenant certains des albums les plus prestigieux de son catalogue...