dimanche 29 janvier 2012

Jean-Claude Denis grand prix d'Angoulême

La nouvelle vient de tomber : Jean-Claude Denis vient d'être récompensé du très convoité grand prix de la ville d'Angoulême, succédant ainsi à Art Spiegelman.

J'ai toujours apprécié cet auteur. Très fin, il dépeint depuis les années 1970 des personnages attachants, leur fait vivre des aventures riches et nuancées, écrit des dialogues subtils. Son dessin, souvent sensuel, toujours juste, est rehaussé de couleurs lumineuses. Je dois avouer que je n'ai pas lu d'album de lui depuis Quelques mois à l'Amélie ; cet album, comme les précédents, m’avait beaucoup plu.

Mais lui donner le grand prix d'Angoulême ? Certes, il était un des rares d'une certaine école française des années 1970-1980, avec Jacques Lob, Martin Veyron, François Boucq, Florence Cestac, René Pétillon, Gérard Lauzier, Max Cabanes, à cheval entre la fin de Pilote et les débuts d'À Suivre, à n'avoir pas encore été récompensé. Mais justement, cela ressemble plus à une cooptation d'anciens camarades qu'à une récompense attribuée aux auteurs les plus doués au niveau international. Jean-Claude Denis est très doué et l'on a déjà vu des grands prix d'Angoulême moins mérités, certes, mais que représente son talent et son apport à la bande dessinée par rapport à ceux de Chris Ware, d'Edmond Baudoin, voire de Jiro Taniguchi ou de Jaime Hernandez ?

samedi 28 janvier 2012

Le Rideau, de Milan Kundera (2005)

Dans Le Rideau, Milan Kundera continue avec brio le travail de réflexion qu'il avait entamé dans L'Art du roman. Le roman est toujours pour lui un art de la connaissance, qui permet d'explorer les méandres du réel, de façon complémentaire à la philosophie ou aux sciences humaines. Kundera approfondit également des thèmes qui lui sont chers depuis des années, le kitsch, le sort de l'Europe centrale et des petits pays (un petit pays étant notamment, d'après lui, un pays dont l'existence ne va pas de soi, qui peut disparaître au cours de l'histoire).

Ces réflexions s'appuient sur des exemples tirés d'auteurs dont Kundera ne se lasse pas de parler, Cervantes, Broch, Flaubert, Fuentes, Sterne. Milan Kundera est d'ailleurs très probablement la personne, avec Renaud Camus et Alain Finkielkraut, qui m'a fait découvrir, et grâce à qui j'ai appris à aimer, le plus d'écrivains...

À tous ceux qui ont lu et apprécié L'Art du roman, je leur conseille fortement de lire Le Rideau qui complète richement ce premier essai. Pour les autres, lisez donc d'abord L'Art du roman, probablement le texte le plus riche que j'ai lu sur cette forme artistique, dont Kundera vante si brillamment les mérites.

mardi 24 janvier 2012

Nu Men, tome 1, Guerre Urbaine, de Fabrice Neaud (2012)

Ça y est. Je viens enfin de lire le premier tome de Nu Men, la nouvelle série de Fabrice Neaud. Il m'est encore difficile d'émettre un avis véritablement structuré à son sujet mais je vais essayer d'écrire quelques lignes, quitte à y revenir, sur ce blog ou ailleurs, dans quelques jours.

Il y a plusieurs façons d'abord Nu Men. Pour ceux qui, comme moi, considèrent que le Journal est l'une des œuvres (voire l’œuvre) les plus marquantes de la bande dessinée francophone de ces 20 dernières années et qui en attendent vainement la suite depuis 10 ans (le quatrième volume, Les Riches Heures, est sorti en 2002), il est tentant d'analyser dans quelle mesure cette nouvelle série est la continuité de l’œuvre passée. Avec ce filtre, bien évidemment réducteur, on pourra s'amuser à rechercher les traces d'homosexualité (dans le physique avantageux du personnage principal, Anton Csymanovski, mis particulièrement en valeur sur la couverture et dans la scène de la salle de musculation, ou dans la présentatrice, Lucy Prine) ; les ressemblances avec des personnages déjà vus (Anton Csymanovski semble être la réincarnation du « Sergent » du Journal (3)). On pourra retrouver dans ce monde futur, extrapolé de certaines tendances de notre société contemporaine, la continuation de la critique sociale et des caricatures politiques présentes dans certaines pages du Journal ou dans des récits courts, comme le magistral J'appelle à un octobre rouge (paru en décembre 2003 dans un hors-série de Beaux-Arts magazine). On découvrira avec plaisir une nouvelle vue de la cathédrale Saint Pierre d’Urstaadt, aboutissement des études de Fabrice Neaud sur les cathédrales gothiques, dont on avait déjà pu découvrir certains aspects lors de l'exposition qui lui avait été consacrée en 2010 à Angoulême.

Cette approche revient tout de même à aborder cette nouvelle série par le petit bout de la lorgnette. Elle mérite en effet beaucoup mieux et doit peut être considérée comme un nouveau départ.

Qu'écrire donc sur ce premier tome ? Eh bien cela démarre vite, très vite... En extrapolant certains aspects, pas les plus reluisants, de notre société, Fabrice Neaud imagine un monde en 2050 profondément remodelé (un cataclysme volcanique a dévasté les États-Unis, le Sida a décimé l'Afrique), une Europe très inégalitaire, une droite extrême en plein essor et des individus hyper-speedés... À ce contexte déjà riche, Fabrice Neaud mêle une intrigue dont nous n'avons pour l'instant que des bribes : complot de personnages puissants liés aux plus hauts cercles du pouvoir, expérimentations scientifiques pour créer des individus surhumains, existence de mystérieux passages spatio-temporels, entre autres. La masse d'informations fournie par l'auteur en seulement 46 pages est donc conséquente et mérite plusieurs lectures afin d'être perçue dans son ensemble ; d'autant plus qu'une bonne partie des dialogues sont dits dans une langue extrapolée du langage « djeuns » d'aujourd'hui par des personnages hyper-speedés et résolument outranciers dans leurs propos (Fabrice Neaud pousse d'ailleurs dans cet album la provocation graveleuse plus loin qu'il ne l'a jamais fait).

En ce qui concerne le dessin, Fabrice Neaud s'est toujours fortement nourri de ses lectures pour les assimiler et les intégrer à un style très personnel. Il continue à le faire ici, même si les influences les plus visibles ne sont pas les mêmes que dans le Journal, des scènes de destruction urbaines rappelant Akira aux corps à corps musclés fleurant bon le super-héros américain. Les dessins qui m'ont le plus impressionnés sont les grandes vues d'ensemble, de la ville en pleine page à la planche 7 aux vues de Rio et de Lhassa en planche 45.

Cette première analyse de l'album ne serait pas complète si je ne parlais pas de ce qui a toujours constitué une des grandes forces de Fabrice Neaud, à savoir son sens du rythme. Les scènes s'enchaînent sans temps mort, avec des variation d'intensité et de rythme savamment dosées.

Bref, un contexte géopolitique fort de potentialités, des éléments d'intrigues riches de suspense, un rythme soutenu, un dessin vif dans les scènes d'actions et élégant dans les panoramiques, une mise en couleurs nuancée et efficace. Si l'on accepte la vulgarité assumée de certains propos et l'abondance d'informations, cela permet de bien augurer d'une série résolument ambitieuse qui commence.

Il est encore difficile, comme la plupart du temps dans ce type d'albums introduisant une nouvelle série, de se faire opinion claire sur la qualité de l'intrigue globale mais j'ai réellement hâte de lire la suite...

Frederik Peeters a sorti le premier volume d'Aâma en 2011, Fabrice Neaud publie Guerre Urbaine en 2012 et Denis Bajram annonce le premier volume d'Universal War 2 pour 2013... La décennie 2010 s'annonce prometteuse pour les séries francophones de science-fiction.

Post scriptum (du 20 février 2012) : J'ai mis en ligne, sur le site consacré à Fabrice Neaud, une version mise à jour et illustrée de cette chronique. On peut la lire ici.

vendredi 13 janvier 2012

Robin des Pois à Sherwood, de F'Murr (2011)

Il était paru un album intitulé Robin des boîtes en 1985, aux éditions Futuropolis. Il ne comptait que 22 pages. Ce nouvel album les reprend et en ajoute une soixantaine inédites. Je ne sais pas quand ces dernières ont été dessinées : dans les années 1980, à la suite des 22 premières ? ou bien plus récemment ? Après tout, cela n'a guère d'importance : Dans Robin des Pois à Sherwood / Robin des boîtes, F'Murr, qui se fait bien rare depuis quelques années, est à son meilleur...

Tout l'album est un long délire ininterrompu, un festival de nonsense jouissif. Les héros de la geste de Robin des bois sont ici dépeints sous un jour nouveau : Robin est maladroit, indécis et n'ose pas contredire sa Lady Mariann ; celle-ci est une maîtresse femme qui veut forcer Robin à s'installer chez elle et à « tuer le père », en la personne du roi Richard ; les personnages les plus loufoques font leur apparition (un troupeau de moutons, fans de Robin, une jeune Alice, un dragon...), les situations les plus burlesques s'enchaînent. Chaque case est un condensé de gags et de jeux de mots stupides.

L'ensemble est dessiné avec un trait d'une grande souplesse. F'Murr a un dessin toujours aussi enlevé, aussi vif.

Un grand moment de liberté formelle et de détente !

jeudi 12 janvier 2012

Godard au travail, les années 60, d'Alain Bergala (2006)

Dans cet ouvrage passionnant, Alain Bergala relate le déroulement du tournage de tous les longs-métrages de Jean-Luc Godard, lors de sa première période à l'intérieur du circuit commercial traditionnel, soit d' À bout de souffle à Week end (qui marqua, pour le réalisateur la « fin de cinéma », comme je le rappelai dans un message en 2010...).

Ce livre m'a appris, ou m'a confirmé, de nombreuses anecdotes, m'a remémoré maints passages marquants de ces films et m'a éclairé, très partiellement bien évidemment, sur le processus créatif du cinéaste suisse.

J'ai ainsi appris que, loin de l'image du réalisateur génial et mégalomane qui fait le désespoir de ses producteurs en explosant les budgets, Jean-Luc Godard, bien au contraire, terminait tous ses films dans les délais et avec un budget inférieur aux prévisions. Cela était notamment rendu possible par un plan de travail précis et respecté d'assez prêt. En effet, contrairement à la légende qu'il s'est efforcé de créer, Godard n'improvisait pas ses films ; les principales séquences étaient programmées et il suivait son plan de travail. Cela ne l'empêchait cependant pas de laisser ses acteurs dans le flou, de ne leur donner leurs dialogues qu'au dernier moment, voire de les laisser improviser (ah, le fantastique « je sais pas quoi faire, j'ai rien à faire... » d'Anna Karina dans Pierrot le fou) ou de leur dicter leurs paroles directement pendant le tournage (grâce à un système d'oreillettes). Toujours inquiet de ne parvenir à avoir suffisamment de film (pour atteindre la durée traditionnelle d'une heure et demie), il se laissait également toujours la possibilité de tourner des scènes de digression, plus ou moins improvisées, reliées de façon souvent lâche à l'intrigue principale, qui peuvent sembler être là pour « meubler » mais qui apportent en fait énormément au charme de ses films (je viens de voir Bande à part dans lequel c'est particulièrement frappant : les scènes de la danse dans le bar, de la course au Louvre ou de la minute de silence, bien qu'éloignées de l'intrigue principale, sont de superbes moments de cinéma...).

Qu'ai-je découvert d'autre ? L'influence sur Godard d’œuvres comme le Voyage en Italie de Rossellini (comment tourner un film avec guère plus qu'un couple et une voiture) ou Le Désert Rouge d'Antonioni, notamment pour l'utilisation de la couleur (ce qui se comprend aisément...) ; l'inventivité de Godard pour surmonter les contraintes techniques rencontrées et en tirer des opportunités artistiques nouvelles (du manque de place pour tourner aux problèmes de pellicules...), et bien d'autres choses encore.

Une passionnante porte ouverte sur le processus créatif d'un des plus grands cinéastes francophones.

mercredi 11 janvier 2012

Pochettes de disques à la soviétique

Sur le site Live ! (I see dead people), Jean-Marie Delbes et Hatim El Hihi se sont lancés dans une entreprise originale et attachante, pourtant digne des grandes heures de la censure soviétique : ils trafiquent des pochettes de disques célèbres et en "effacent" systématiquement les artistes morts...

Cette adaptation de photos souvent très connues produit des effets toujours amusants, souvent émouvants. Ainsi, exemple parmi beaucoup d'autres, cette pochette de Grace, de Jeff Buckley, sur laquelle seule demeure l'image du micro, avec en fond le rideau bleu sombre, une fois effacé le visage de ce chanteur trop tôt disparu.

De cet exercice de style, pouvant sembler anecdotique de prime abord, naissent de nouvelles images ayant leur charme propre, chargées d'émotion et fortes de riches réminiscences.

samedi 7 janvier 2012

Le Voyeur (1955) et Dans le labyrinthe (1959) d'Alain Robbe-Grillet

Je viens de relire Le Voyeur et de lire Dans le labyrinthe, d'Alain Robbe-Grillet, auteur phare du Nouveau roman (il fut même surnommé « le pape du Nouveau roman »...). En plus de leurs qualités intrinsèques, ces deux romans sont intéressants car ils sont très révélateurs de l'évolution de l'écriture de Robbe-Grillet à cette époque.

Le Voyeur fait partie, avec Les Gommes (1953) et La Jalousie (1957), des trois premiers romans publiés par Alain Robbe-Grillet (Un Régicide, écrit avant, fut publié après). Dans ces trois récits, l'auteur commence son œuvre de perversion des codes traditionnels du roman. La véracité, la vraisemblance, l'honnêteté des dires du narrateur sont remis en cause. La subjectivité de celui-ci est pleinement mise en avant et cela se ressent au niveau de la conduite de chacune de ces histoires. Mais derrière cette écriture subjective, le lecteur peut encore, s'il le souhaite, se rapporter à une « vérité » sous-jacente. Ainsi, dans Les Gommes, les astuces de la narration peuvent s'expliquer une fois que l'énigme simili-policière du roman est résolue. Dans Le Voyeur, les incohérences apparentes du récit sont mieux comprises lorsque l'on s'aperçoit que le personnage principal a quelque chose à cacher. Dans La Jalousie, le narrateur est à la fois présent à chaque ligne, en tant que narrateur, mais apparemment invisible comme personnage ; tout en étant présent implicitement dans tout le récit si on le considère comme le mari jaloux venant compléter, avec la femme et l'amant, le duo-trio de personnages.

Ces trois romans furent longtemps boudé par la majorité de la critique et du public francophones mais eurent un grand succès « académique », pourrait-on dire. Ce sont en effet des objets littéraires assez faciles à analyser : Alain Robbe-Grillet renouvelle la panoplie de procédés littéraires et y développe des astuces d'écriture qu'il met au service du récit (les « trous » dans la narration du Voyeur correspondant à ce que le personnage principal veut cacher, la « présence invisible » du narrateur, probablement mari aveuglé par sa jalousie, dans La Jalousie). De bons objets d'étude pour de nombreux analystes littéraires...

Mais Alain Robbe-Grillet ira plus loin dans ses romans suivants. À partir de La Maison de rendez-vous (1965), plus question de se rattacher à une explication rationnelle sous-jacente, cachée, qui serait comme une énigme à découvrir par le lecteur. Le texte n'obéit plus qu'à ses propres règles et ne s'attache plus aux traditionnels soucis de vraisemblance, de non-contradiction ou autres. Les personnages meurent et ressuscitent, changent de nom, disparaissent ; les affiches de cinéma ou les couvertures de livres s'animent et deviennent plus « réelles » que les scènes initialement décrites. Seuls comptent le plaisir du texte, l'enchaînement harmonieux des phrases, des paragraphes, des chapitres.

Dans le labyrinthe est à ce titre un ouvrage charnière. Comme dans les romans suivants, le récit bifurque souvent, semble s'égarer, revenir sur ses pas : la météorologie change constamment, les personnages principaux revivent des scènes qui sont apparemment les mêmes mais pas tout à fait, le récit principal se fond dans la scène peinte dans un tableau et qui prend vie ; les personnages se perdent, avec le(s) récit(s), dans un labyrinthe dont seul l'auteur semble, peut-être, avoir le secret. Alain Robbe-Grillet adopte donc déjà dans ce roman la liberté dont il fera preuve dans ses livres suivants... au moins jusqu'au dernières pages. En effet, dans celles-ci, une explication rationnelle ressurgit : le personnage principal avait la fièvre et délirait. Tout le récit peut donc être rationnellement interprété comme le délire enfiévré d'un soldat perdu dans la neige. L'auteur a-t-il pris peur devant son audace ? a-t-il voulu se rattacher in extremis à une rationalité rassurante pour le lecteur ? Je ne sais. En tout cas, il n'aura plus de tels scrupules dans les romans suivants, ce qui lui permettra d'écrire ces chefs-d’œuvre que sont La Maison de rendez-vous, Projet pour une révolution à New York ou Souvenirs du triangle d'or. Jusqu'à sa trilogie des Romanesques (Le Miroir qui revient (1985), Angélique ou l'Enchantement (1988) et Les Derniers Jours de Corinthe), géniales aussi mais pour d'autres raisons. Mais ceci est une autre histoire...