lundi 30 avril 2012

Retour à Jean Giraud - Moebius : Blueberry et les Indiens

Après la mort de Jean Giraud / Moebius, je me suis replongé dans son œuvre. Je me suis notamment penché à nouveau sur les relations entre les Indiens et Blueberry dans la série éponyme. Cette relation est à la fois très révélatrice de l'évolution des deux auteurs de ce western et tout à fait intéressante au niveau du récit.

Dans la plupart de ses séries, Jean-Michel Charlier pouvait passer pour quelqu'un de plutôt conservateur. Dans ses séries militaires entre autres, Buck Danny et Tanguy et Laverdure, les héros étaient plutôt du côté de l'ordre établi et des pouvoirs en place. Dans Blueberry, probablement en grande partie sous l'influence de Jean Giraud, dessinateur de la série, d'une génération plus jeune que son scénariste, les positions du héros prirent une tournure beaucoup plus rebelle, notamment en ce qui concerne les relations avec les Indiens. Mais cette position allant à l'encontre de l'ordre établi s'est développée progressivement, au fil des albums. On peut distinguer trois étapes principales, correspondant aux trois cycles d'albums tournant autour des Indiens.

Dans le premier cycle des guerres indiennes (les cinq premiers albums de la série), Blueberry est un soldat globalement en ligne avec sa hiérarchie. Les responsabilités de la guerre sont partagées entre les bellicistes des deux camps mais le principal "méchant" est un Indien, Aigle Solitaire, dont la mort marque d'ailleurs la victoire finale de Blueberry et des partisans de la paix dans les deux camps.

Dans le cycle du cheval de fer, Blueberry reste un officier loyal. Mais cette fois-ci les principaux méchants sont des Blancs, le mercenaire Steelfingers et le sanguinaire général Allister (inspire par le général Custer de sinistre mémoire) ; les Indiens sont clairement désignés comme les victimes de ces individus et des bellicistes. Blueberry s'oppose frontalement à ses supérieurs en prenant la protection des Indiens et demande même à être relevé de ses fonctions, ce qui lui est refusé. Il reste cependant dans son rôle et se bat au milieu de ses collègues soldats.

Dans le troisième cycle indien (de Nez Cassé à La Tribu Fantôme), Blueberry franchit encore une étape dans son soutien aux Indiens : il est cette fois intégré à une tribu indienne qu'il cherche à défendre contre les abus des Blancs.

En trois cycles (et 12 albums) nous assistons donc à l'évolution de deux auteurs, en phase avec leur époque, des interrogations des années 1960 au parti-pris en faveur des peuples premiers dans les années 1980, en même temps qu'à l'évolution psychologique de leur personnage prenant de mieux en mieux conscience des abus des colons occidentaux.

jeudi 26 avril 2012

Vidéo de France 3 consacrée à Fabrice Neaud

Je viens de découvrir sur le site Internet d'Ego comme X (ici, plus précisément), une courte vidéo de France 3 Poitou-Charentes consacrée à Fabrice Neaud. Ce n'est pas très long (moins de trois minutes). On y voit Fabrice Neaud encrer une page de Nu Men et prendre la parole à deux ou trois reprises, le témoignage enthousiaste d'une libraire et quelques commentaires élogieux en voix off. Ce n'est pas grand chose et cela ne semble pas très récent mais cela vaut le coup d'être regardé. Et après le documentaire sur Mattt Konture (dont je vous avais parlé ici), c'est à se demander si France 3 n'est pas le média généraliste qui parle le mieux de la bande dessinée...

mardi 24 avril 2012

Bravo les Brothers, d'André Franquin (1966)

Bravo les Brothers a toujours constitué à mes yeux un des sommets de la carrière de Franquin (sommets qui sont nombreux, il est vrai...). Seule aventure de Gaston de plus de deux pages, ce récit est une exception dans l’œuvre de Franquin. Il lui permettait à l'époque de livrer à l'hebdomadaire Spirou un simili récit de son héros éponyme, personnage dont il commençant fortement à se lasser, tout en dessinant en fait une aventure de Gaston, personnage qui allait l'occuper encore pendant de nombreuses années... Un passage de relai entre deux époques de sa carrière, en quelque sorte. C'était d'ailleurs un des récits que Franquin préférait dans son œuvre (« Cette histoire, quand on me montre tous mes albums, c'est celle que je relis avec le plus de plaisir. C'est une histoire qui me fait rire, encore maintenant elle me fait rire, et cependant je ne ris pas souvent à mes propres productions, ne serait-ce que par modestie, mais enfin j'affirme qu'ici je rigole ! », déclarait-il à Numa Sadoul en 1985).

Gaston choisit d'offrir à Fantasio, pour son anniversaire, un cadeau original : trois singes savants, vendus par un cirque ne faillite. Commence alors un feu d'artifice de gags, de quiproquos délirants, de situations burlesques...

22 pages de rires et délires. Les gags s'enchaînent sans discontinuer, Gaston, Fantasio, Longtarin, Boulier, Demaesmeker, ils sont tous au rendez-vous pour nous offrir leur habituel contingent de comique de situation. Mais, surtout, leur volant la vedette à tous, il y a les trois singes. Clowns, acrobates et, pour l'un d'entre eux, alcoolique et susceptible, ils disposent d'un vaste éventail de numéros donnant lieu à d'abracadabrantesques situations comiques et déstabilisant tout sur leur passage, de la rédaction de Spirou aux forces de l'ordre. Ce qui est exceptionnel par dessus tout est le dessin de Franquin, qui prend un plaisir non dissimulé à dessiner ces singes, leurs contorsions et leurs mimiques (à Numa Sadoul qui lui demandait « D'où vient cette histoire ? » Franquin répondait « Certainement du plaisir de dessiner des singes »).

La question que l'on peut se poser maintenant est la suivante : Cela vaut-il le coup d'investir dans la réédition de ce récit, privé de Panade à Champignac (récit exceptionnel également, tant par l'humour que par le dessin) qui l'accompagne habituellement, mais complété par la reproduction des planches originales de Franquin (en noir et blanc) et d'un texte exégétique ? Comme pour le Schtroumpfissisme il y a peu, les éditions Dupuis cherchent à valoriser leurs plus grands classiques. Pourquoi pas... Personnellement, je dois avouer que je demeure très sensible aux charmes de l'album Panade à Champignac / Bravo les Brothers...

samedi 21 avril 2012

La Silla de Águila (Le Siège de l'aigle), de Carlos Fuentes (2003)

Comme souvent chez l'écrivain mexicain Carlos Fuentes, La Silla de Águila est un roman qui peut être abordé sous de nombreux angles différents. Il s'agit d'un récit d'anticipation, son intrigue se déroule en 2020. C'est un roman épistolaire, genre devenu rare ; l'anachronisme de la communication par lettres est justifié par le fait que les États-Unis d'Amérique ont coupé tous les modes de communication modernes au Mexique, suite à une audacieuse prise de position du président mexicain à propos de la politique états-unienne en Colombie... Et si je parle de ce roman aujourd'hui, c'est qu'il relate... une campagne présidentielle ! À la veille du premier tour des élections présidentielles françaises, cela me permet de coller à l'actualité, tout en gardant un certain recul... La Silla de Águila est donc constitué des lettres de quelques hommes et femmes politiques impliqués dans la course à la présidence de la république mexicaine (dont le symbole est le fameux siège de l'Aigle du titre).

Carlos Fuentes nous offre un éclairage passionnant sur la politique mexicaine. 2020 est une année à la fois assez éloignée pour imaginer un renouvellement du personnel politique mexicain et assez proche pour que les grands enjeux de la démocratie mexicaine soient similaires à ceux d'aujourd'hui. Carlos Fuentes synthétise donc les traits principaux d'un système politique complexe, issu notamment des révolutions des débuts du XXe et de l'ouverture politique depuis les années 2000 (2000 vit la défaite du PRI, Parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir depuis plusieurs décennies). Carlos Fuentes décrit également avec beaucoup de brio et de finesse les ressorts psychologiques d'une lutte pour le pouvoir au sommet d'un État : volonté de puissance, bien sûr, mais également idéalisme politique, relations interpersonnelles d'amour et de haine, machiavélisme, amour filial, etc. Le caractère épistolaire du roman permet d'ailleurs de peindre en détails les motivations des protagonistes.

Comme dans beaucoup de ses romans Carlos Fuentes nous offre une œuvre riche et foisonnante, à la fois profondément ancrée dans les réalités mexicaines et fondée sur des ressorts psychologiques et des enjeux beaucoup plus universels...

mardi 17 avril 2012

Les albums actuels de Blake et Mortimer, ou la Grande Trahison

Critiquer dans ce blog des ouvrages que je n'apprécie pas m'intéresse en général assez peu. Je vais néanmoins faire une exception aujourd'hui à propos des versions actuelles de Blake et Mortimer.

La première raison me poussant à faire cette exception est que les albums de Blake et Mortimer postérieurs à la mort d'E.P. Jacobs, leur créateur, ne rendent pas du tout justice à l'immense talent de celui-ci.

Alors qu'E.P. Jacobs avait créé une série d'anticipation, toujours à la pointe de la science de son époque, elle a été transformée en une série nostalgique figée dans les années 1950-1960. Les fameux textes narratifs, tant décriés, apportaient une réelle richesse aux albums d'E.P. Jacobs, soit en apportant des informations difficilement communicables par le dessin (bruit, atmosphère, odeurs...), soit en décrivant des actions intermédiaires entre deux cases, ce qui permettait de densifier encore le récit ; ils sont maintenant redondants la plupart du temps.

Une des grandes forces d'E.P. Jacobs résidait dans sa constante soif de renouvellement formel et narratif. Chaque album le voyait repousser ses limites, dans la mise en page, dans l'utilisation de la couleur ou dans tout autre champ. Nombre des fruits de ses recherches formelles sont maintenant tellement entrés dans les moeurs qu'on en oublie qu'elles n'ont pas toujours relevé de l'évidence. Les harmonies colorées avec les contrastes soigneusement équilibrés des couleurs dominant les décors des pages et celles utilisées pour les textes narratifs, les pages construites autour d'un cercle dans le Secret de l'Espadon, les pages symétriques du Mystère de la Grande Pyramide, les noirs marqués de La Marque Jaune pour dépeindre les atmosphères brumeuses et mystérieuses de Londres, les couleurs sourdes pour rendre compte de l'ambiance souterraine de L'Énigme de l'Atlantide : pour chaque aventure, E.P. Jacobs développait un système formel cohérent parfaitement adapté à la tonalité du récit. Les albums actuels sont coulés dans un moule strict en termes de dessin, de mise en page, de couleurs ; toute trace d'innovation est complètement bannie... Le prochain album de la série doit même paraître découpé en strips dans le quotidien belge Le Soir alors qu'E.P. Jacobs avait été un des tout premiers à s'affranchir de tout découpage trop strict ou trop régulier et d'émanciper ses mises en page...

Le deuxième élément regrettable de la série d'Yves Sente et d'André Juillard est que celui-ci y gâche complètement son talent. Il s'agit d'un dessinateur que j'apprécie beaucoup. J'en ai notamment écrit du bien à propos de l'album Mezek. Sa maîtrise de l'anatomie, son sens de l'équilibre du dessin et de la composition, sa sensibilité dans le traitement de la couleur et de la lumière en font un des grands dessinateurs actuels. Or ces qualités ne sont pas du tout mises en valeur dans Blake et Mortimer : il n'est jamais parvenu à s'appropirer convenablement le dessin des deux héros, les couleurs obéissent à un cahier des charges très restrictif. En gros, sur cette série, il est juste à la hauteur des nombreux habiles pasticheurs qui dessinent les albums scénarisés par Jean van Hamme. Ted Benoît a eu la sagesse d'arrêter le dessin de cette série pour se consacrer à projets plus personnels. J'espère qu'André Juillard prendra bientôt une décision similaire...

Travers Coda, Index et Divers, de Renaud Camus (2012)

Je souhaitais revenir sur Travers Coda, Index et Divers, maintenant que je l'ai presque terminé (il me reste quelques pages d'index à lire). Je commencerai par un avertissement, en paraphrasant Renaud Cammus lui-même : ne lisez pas ce livre, si vous n'avez pas encore lu les cinq précédentes Églogues. En effet Travers Coda, Index et Divers conclut ce cycle romanesque et n'est guère comprénsible, ou au moins appréciable (tant le terme "compréhensible" peut sembler inadéquat dans le cas présent...) sans une grande familiarité avec les volumes antérieurs (voire avec l'ensemble de l'oeuvre de Renaud camus...).

J'ai déjà abordé les Églogues dans ce blog. Comme je l'ai déjà écrit, j'ai tendance à considérer ces livres comme des romans dans lesquels les personnages seraient remplacés par des groupes de phrases (citations plus ou moins tronquées, plus ou moins trafiquées, tirées d'autres romans, d'essais, de films, voire de journaux de Renaud Camus, Le Journal de Travers (tomes 1 et 2) notamment) : ces groupes de phrases apparaissent à de nombreuses reprises, disparaissent pendant un certain temps, reviennent au premier plan ou en tant que personnages secondaires. Le plus souvent, l'on passe d'un groupe de phrases à l'autre en s'appuyant sur deux mots qui lient ces deux éléments de sens successifs ; ces deux mots peuvent être des homonymes, deux termes dont une lettre est modfiée, des anagrammes, voire des termes s'appelant "naturellement" l'un l'autre... Dans Travers Coda, comme souvent dans les conclusions de longs cycles romanesques, un grand nombre de personnages des livres antérieurs reviennent sur le devant de la scène, comme pour un salut final. Les groupes de phrases indépendants sont donc très nombreux, généralement constitués d'une phrase à peine, et encore, pas toujours complète. La confusion serait donc grande pour tout lecteur qui ne serait pas familier de tous ces groupes de phrase / "personnages"...

Travers Coda conclut donc la tétralogie de Travers mais n'occupe qu'une centaine de pages (ce qui, je dois bien l'avouer, m'a déçu au premier feuilletage de l'ouvrage). Le livre contient également deux autres courtes églogues (d'une quinzaine de pages chacun) parues dans des revues et un index de plus de 600 pages... Le plus surprenant est que la lecture de cet index, partie d'un ouvrage qui généralement peut être consultée rapidement mais non lue, est tout à fait intéressante. L'index récapitule en effet de nombreux mots charnières de l'oeuvre. Sa lecture, dans le cas des Églogues, permet donc de voir à découvert ces termes qui constituent la colonne vertébrale du cycle. De nombreux liens entre ces mots sont explicités, ce qui permet également de mieux appréhender les mécanismes utilisés par l'auteur pour passer d'un groupe de phrases à l'autre. Cet index aide donc les lecteurs passionés des Églogues, dont, vous l'aurez compris, je fais partie, à apprivoiser davantage cet Objet littéraire non identifié. Cela donne d'ailleurs l'envie de se replonger dans les premiers volumes, pour les relire avec un oeil neuf, plus averti.


Pour ceux qui apprécient les Églogues et qui ont envie de creuser un peu le sujet, je recommande chaudement l'impressionant blog de Véhesse. Les sources et citations de Renaud Camus sont recensées, mises en perspective, étudiées avec une belle obstination.

mercredi 4 avril 2012

Deux nouvelles concernant Renaud Camus : une bonne et une mauvaise

L'actualité de Renaud Camus comporte deux nouvelles importantes.

La première est d'ordre littéraire. Le sixième volume des Églogues, intitulé Travers Coda, Index et Divers, vient de sortir.

La deuxième nouvelle est d'ordre politique : Renaud Camus, président du parti de l'In-nocence qu'il a fondé il y a quelques années, s'était porté candidat à la Présidence de la République. N'ayant pas rassemblé les 500 signatures nécessaires, il s'est rallié à Marine Le Pen.

La première est d'une importance littéraire capitale : Les Églogues sont probablement un des cycles romanesques les plus passionnants dela littérature francophone de ces 50 dernières années (j'en ai déjà parlé ici) : richesse du style, originalité de l'innovation, beauté formelle... Imaginez un roman où les personnages principaux seraient, non des personnages traditionnels, mais des phrases, des paragraphes, qui réapparaîtraient à intervalles plus ou moins réguliers, que l'on retrouverait au fil des pages, toujours plus ou moins les mêmes, toujours un peu différents... Citations tronquées, allusions dissimulées, les mots deviennent des personnages récurrents, vivant leur vie, évoluant selon des lois qui leur semblent propres... Les Églogues ne ressemblent à rien de connu (elles me font parfois penser, certes lointainement, à la Sinfonia de Berio, avec son cortège de citations musicales) et Travers Coda, Index et Divers conclut (quasiment puisqu'un septième volume, Lecture, sur leur processus d'élaboration, est annoncé) richement ce cycle.

La seconde nouvelle est, d'un point de vue politique, très anecdotique : Le parti de l'In-nocence ne représente quasiment personne à part Renaud Camus lui-même, la non-obtention des 500 signatures par Renaud Camus n'est pas une surprise, il n'est donc qu'une des nombreuses personnes (environ 15 % des Français tout de même) qui s'apprêtent à voter pour Marine Le Pen.

Et pourtant, une seule de ces deux nouvelles est relayée par la critique littéraire. Sur Travers Coda, Index et Divers, le silence est aussi assourdissant que pour tous les précédents chefs-d’œuvre de Renaud Camus, Du Sens, L’Inauguration de la salle des vents ou L’Amour l'automne. En revanche, pour le ralliement au Front national, l'ensemble de la critique littéraire se réveille comme un seul homme : les "on l'avait bien dit" fleurissent partout. On rappelle l'antisémitisme présumé, soi-disant révélé par la parution de La Campagne de France il y a quelques d'années (qu'apparemment aucun des critiques en question n'a réellement lu pour faire un tel contre-sens), on déplore son talent si vite disparu (il était plus facile de l'apprécier lorsqu'il restait dans son rôle bien encadré d'écrivain gay de service), on moque sa prolixité...

Que les choses soient claires, je ne partage du tout les positions politiques de Renaud Camus. Mais je considère que la seule question qui vaille à leur sujet est la suivante : l'empêchent-t-elles d'être un écrivain génial ? La réponse est clairement négative. De la même manière que les délires antisémites de Céline ne l'ont pas empêché d'être un styliste sans pareil, que ses appels au meurtre du bourgeois n'ont pas empêché Sartre d'écrire quelques livres remarquables.

Dans Du Sens, L’Inauguration de la salle des vents ou les Églogues, les positions politiques de Renaud Camus ne transparaissent pas réellement. Dans son Journal, en revanche, elles sont visibles. Mais pas du tout sous la même forme que dans ses déclarations ou ses ouvrages politiques (que je ne lis plus depuis longtemps). En effet, dans son œuvre littéraire, ses opinions sur l'actualité apparaissent comme de la mélancolie ("c'était mieux avant"), ce qui est un sentiment qui a toujours eu une forte puissance poétique (toutes Les Mémoires d'outre-tombe sont fondées sur des sentiments de cet ordre). En outre, les opinions exprimées dans son Journal le sont toujours avec force repentirs et détours : chaque avis exprimé est aussitôt corrigé par une opinion partiellement contraire, la pensée est en mouvement continuel, jamais figée. Dans ses déclarations politiques, le mélancolique devient réactionnaire, la pensée pensante et repentante se fait dogmatique. Et, au final, la tonalité en est fondamentalement transformée. Celui qui fournit dans son Journal un puissant aiguillon de réflexion sur nos sociétés contemporaines, mais une réflexion sans arrêt renouvelée et toujours ouverte, devient, dans ses ouvrages politiques, un extrémiste de plus.

Pour moi, cette nouvelle affaire Camus confirme deux choses :

  • un écrivain peut être génial quelles que soient ses positions politiques ;
  • la critique littéraire francophone est beaucoup plus douée pour sacrifier d'un seul mouvement un écrivain sur l'autel de la bien-pensance que pour déceler un talent réel et original.