mardi 17 avril 2012

Les albums actuels de Blake et Mortimer, ou la Grande Trahison

Critiquer dans ce blog des ouvrages que je n'apprécie pas m'intéresse en général assez peu. Je vais néanmoins faire une exception aujourd'hui à propos des versions actuelles de Blake et Mortimer.

La première raison me poussant à faire cette exception est que les albums de Blake et Mortimer postérieurs à la mort d'E.P. Jacobs, leur créateur, ne rendent pas du tout justice à l'immense talent de celui-ci.

Alors qu'E.P. Jacobs avait créé une série d'anticipation, toujours à la pointe de la science de son époque, elle a été transformée en une série nostalgique figée dans les années 1950-1960. Les fameux textes narratifs, tant décriés, apportaient une réelle richesse aux albums d'E.P. Jacobs, soit en apportant des informations difficilement communicables par le dessin (bruit, atmosphère, odeurs...), soit en décrivant des actions intermédiaires entre deux cases, ce qui permettait de densifier encore le récit ; ils sont maintenant redondants la plupart du temps.

Une des grandes forces d'E.P. Jacobs résidait dans sa constante soif de renouvellement formel et narratif. Chaque album le voyait repousser ses limites, dans la mise en page, dans l'utilisation de la couleur ou dans tout autre champ. Nombre des fruits de ses recherches formelles sont maintenant tellement entrés dans les moeurs qu'on en oublie qu'elles n'ont pas toujours relevé de l'évidence. Les harmonies colorées avec les contrastes soigneusement équilibrés des couleurs dominant les décors des pages et celles utilisées pour les textes narratifs, les pages construites autour d'un cercle dans le Secret de l'Espadon, les pages symétriques du Mystère de la Grande Pyramide, les noirs marqués de La Marque Jaune pour dépeindre les atmosphères brumeuses et mystérieuses de Londres, les couleurs sourdes pour rendre compte de l'ambiance souterraine de L'Énigme de l'Atlantide : pour chaque aventure, E.P. Jacobs développait un système formel cohérent parfaitement adapté à la tonalité du récit. Les albums actuels sont coulés dans un moule strict en termes de dessin, de mise en page, de couleurs ; toute trace d'innovation est complètement bannie... Le prochain album de la série doit même paraître découpé en strips dans le quotidien belge Le Soir alors qu'E.P. Jacobs avait été un des tout premiers à s'affranchir de tout découpage trop strict ou trop régulier et d'émanciper ses mises en page...

Le deuxième élément regrettable de la série d'Yves Sente et d'André Juillard est que celui-ci y gâche complètement son talent. Il s'agit d'un dessinateur que j'apprécie beaucoup. J'en ai notamment écrit du bien à propos de l'album Mezek. Sa maîtrise de l'anatomie, son sens de l'équilibre du dessin et de la composition, sa sensibilité dans le traitement de la couleur et de la lumière en font un des grands dessinateurs actuels. Or ces qualités ne sont pas du tout mises en valeur dans Blake et Mortimer : il n'est jamais parvenu à s'appropirer convenablement le dessin des deux héros, les couleurs obéissent à un cahier des charges très restrictif. En gros, sur cette série, il est juste à la hauteur des nombreux habiles pasticheurs qui dessinent les albums scénarisés par Jean van Hamme. Ted Benoît a eu la sagesse d'arrêter le dessin de cette série pour se consacrer à projets plus personnels. J'espère qu'André Juillard prendra bientôt une décision similaire...

3 commentaires:

  1. Juste un petit mot pour vous dire merci.
    Je suis souvent d'accord avec vos avis (tree of life),vos gouts (Baudoin).
    Mais je vois très rarement de commentaires..?
    Bonne continuation!
    (dessins de melvic)

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  2. Merci pour cet agréable avis.
    Quant aux commentaires, ils sont effectivement assez rares. Mes posts parviennent trop peu souvent à susciter le débat... ;-)

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  3. Il n'empêche que vos posts sont lus avec attention. Votre érudition, vos écrits nuancés ne suscitent peut-être pas de nombreux commentaires car vous dites souvent l'essentiel, et fort bien de surcroit. Ils nous éclairent et orientent notre regard... Et plus que vous croyez sans doute.
    J'aurais pu, par exemple, réagir sur votre billet sur Camus. Mais que dire? Sinon que le raffinement de l'auteur cadre mal avec son ralliement à Le Pen... On vous lit, et on en pense pas moins... Bien à vous... Soluto

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