mercredi 23 mai 2012

Tintin et le mystère de la taille des cases

Une des très grandes forces d'Hergé (et, après lui, de ses grands compagnons de la ligne claire, E.P. Jacobs et Jacuqes Martin en tête) est d'offrir au lecteur des pages apparemment très simples, en tout cas très lisibles, mais qui s'appuient en fait sur des constructions extrêment réfléchies. Chaque détail des planches de Tintin a été pensé, repensé, analysé pour aboutir à un récit le plus efficace possible sans que la lisibilité de l'ensemble ne soit perturbée en rien par ces trésors de réflexion.

Chez Hergé, l'un des aspects les plus marquants de l'art de la construction d'une planche est, à mon sens, l'extrême efficacité dans le choix de la taille des cases. J'aime à dire que si un apprenti dessinateur s'interroge sur la façon de faire varier la taille des cases dans une bande dessinée, il devrait commencer par étudier les planches des aventures de Tintin.

Je passerai rapidement sur les années pendant lesquelles Tintin paraissait par doubles pages dans le Petit Vingtième ; l'art d'Hergé s'y élabore progressivement et n'a pas encore atteint sa pleine maturité. Ensuite, pendant les quelques années de guerre pendant lesquelles Tintin paraît en strips quotidiens (dans Le Soir, le format ne permet guère à Hergé de varier la taille des cases, aucune d'entre elles ne pouvant dépasser la hauteur de chaque bande journalière. Cependant dans les années 1940 deux modifications dans la parution des aventures de Tintin vont amener Hergé à réfléchir en profondeur à la composition de ses planches : la mise au format de ses premiers albums, pour les faire passer de leur format d'origine (pagination libre et trois strips par page pour les histoires publiées dans le Petit Vingtième, une série de strips pour celles parues dans Le Soir), et la création du journal Tintin dans lequel il essaie d'être présent le plus souvent possible.

Dans Le Soir, la taille des cases était fortement contrainte par la parution quotidienne en strips. Dans le journal de Tintin, Hergé est réticent à dessiner de grandes cases car il estime que cela ralentit l'action et que ce n'est pas adéquat pour la parution d'un feuilleton hebdomadaire. On retrouve ici le très grand soin qu'a toujours eu Hergé de s'adapter au mieux au format de parution auquel il était soumis. Lorsque ces feuilletons sont mis au format des albums classiques (62 pages), Hergé les retravaille pour qu'ils s'adaptent au mieux à ce nouveau format, pour en affiner le rythme et vérifier que les péripéties et les gags sont bien équilibrés. Il en profite également pour repenser la taille des images. Celle-ci pourra varier grandement : Si l'action est rapide, voire précipitée, les cases peuvent être toutes petites, d'une hauteur d'une demi-bande (par exemple, dans Le Temple du Soleil lorsque le capitaine Haddock essaie désespérement de rejoindre le cargo où Tintin est allé chercher le professeur Tournesol et où viennent d'éclater des coups de feu). Au contraire, pour des cases d'une importance particulière dans le récit, la taille peut être étendue à la demi-page (par exemple, lorsque Tintin, Haddock et Zorrino parvienne à pénétrer dans le temple du Soleil, la case prend une demi-page dans l'album, alors qu'elle n'occupait qu'un seul strip lors de la parution en feuilleton hebdomadaire ; cela permet à Hergé d'insister sur la solennité du moment, les héros ayant enfin atteint le but de leur quête, et sur l'aspect grandiose de la culture inca cachée mais toujours puissante).

C'est toutefois dans On a marché sur la Lune que l'utilisation de grandes cases me frappe le plus. Cet album met en scène un événement historique : pour la première fois dans l'histoire de l'Humanité, "on a marché sur la Lune". À plusieurs reprises Hergé utilise des grandes cases, occupant une demi-page, voire les trois quarts d'une page pour accentuer les moments les plus solennels, notamment l'alunissage ou les premiers pas de Tintin sur notre satellite. Ces cases ont à la fois un rôle dans l'économie du récit, dans la mesure où elles introduisent une sorte de point d'orgue, un moment d'arrêt pour insister sur le moment historique vécu par nos héros, et un rôle esthétique puisqu'elles offrent de superbes panoramas des paysages lunaires.

Ces variations dans la taille des cases n'apparaissent jamais comme gratuites (au moins avant Tintin et les Picaros dans lequel certaines grandes cases peuvent apparaître davantage comme des moyens pour les studios Hergé d'occuper plus d'espace que comme de réelles nécessités pour le récit) et viennent jamais perturber le récit. Au contraire elles en accompagnent les péripéties pour mieux faire vivre au lecteur.

2 commentaires:

  1. Un article des plus intéressants. Je pense que la BD actuelle n'a plus rien à voir avec la ligne claire d'Hergé. Nombre de "bédéistes" actuels devraient revoir certaines de leurs planches et encore, je ne parle pas des mangas.

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  2. Votre texte est vraiment passionnant et il donne envie de se replonger dans les merveilleux albums d'Hergé : je pense par exemple à l'incroyable profusion narrative des "Bijoux de la Castafiore", avec ces cases de plus en plus serrées où l'on a parfois l'impression que le dessin est complètement phagocyté par le texte, de plus en plus proliférant. Et pourtant, tout reste parfaitement lisible : c'est très très fort !

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