mardi 30 octobre 2012

Marie Mathématique et Magiciennes, de Jean-Claude Forest (1965 et 1967)

Jean-Claude Forest était décidément un touche-à-tout de grand talent. En plus d'être un fantastique auteur de bande dessinée, scénariste (pour Tardi, Paul Gillon et quelques autres) ou auteur complet, il fut également décorateur pour le cinéma (pour le film Barbarella, adapté de sa bande dessinée), romancier (Lilia entre l'air et l'eau, que je n'ai pas encore réussi à lire), illustrateur (notamment pour des couvertures de la revue Fictions ou pour des romans publiés au Livre de Poche), mais également réalisateur de dessins animés et auteur de roman photo...

Il a ainsi réalisé en 1965 six épisodes de quelques minutes chacun de Marie Mathématique, la "petite sœur" de Barbarella. Ces épisodes sont disponibles sur le site de l'INA. Mise à part la musique de Serge Gainsbourg, plutôt pénible, ces dessins animés (à l'animation plus que limitée) sont une nouvelle incursion de Jean-Claude Forest dans une science-fiction poétique, pleine de charme, de planètes inconnues, de pirates de l'espace et de monstres variés ; s'y ajoute également une machine à voyager dans le temps et une pointe d'érotisme.

Je viens de découvrir que l'unique roman photo de Jean-Claude Forest, Magiciennes, datant de 1967, était également disponible sur Internet. Nous sommes ici dans le fantastique et la magie. Jean-Claude Forest donne libre court à son invention langagière et deux sorcières, peu habillées, s'affrontent à grands coups de sortilèges et de surenchère verbale.

Ces deux œuvres ne constituent pas les sommets de la carrière de Jean-Claude Forest mais elles restent très agréables à découvrir aujourd'hui et permettent d'avoir une vision plus complète de cet auteur aux talents si divers...

mercredi 24 octobre 2012

Les trois gloires de René Goscinny

35 ans après sa mort, René Goscinny continue de faire la une de l'actualité : nouveaux albums de Lucky Luke, nouvel essai qui lui est consacré et, surtout, sortie au cinéma d'un nouveau film d'Astérix. Mais ce n'est pas ces événements qui, à mon sens, sont les conséquences les plus intéressantes de son œuvre.

Je citerai aujourd'hui trois apports de René Goscinny au monde de la bande dessinée, du plus visible au moins connu et, peut-être, du moins important au plus important.

René Goscinny est d'abord un scénariste extrêmement talentueux, qui a écrit de nombreux albums très drôles, d'Oumpah-Pah à Astérix (avec Albert Uderzo), en passant par Spaghetti (avec Dino Attanasio), Lucky Luke (avec Morris), Iznogoud (avec Jean Tabary) et bien d'autres, et qui en a vendu des millions d'exemplaires.

Mais Astérix n'est pas seulement une des bandes dessinées les plus vendues dans le monde et une des séries humoristiques les plus réussies. C'est également, et c'est là le deuxième grand apport de René Goscinny à la bande dessinée, une des premières séries à viser explicitement un public autre que les enfants. Il faut se souvenir qu'à l'époque des débuts d'Astérix l'essentiel des séries visait essentiellement un public enfantin ; la série phare était Tintin. Bien que certains adultes se rendaient bien compte de la qualité des albums de Hergé, la cible explicite de ceux-ci était les enfants de 7 à 15 ans. Ceux-ci devaient être en mesure de tout comprendre aux tribulations du reporter à la houppe. René Goscinny et Albert Uderzo voulurent changer cela ; ils désiraient écrire des albums qui pourraient les faire rire eux-mêmes, ou d'autres adultes. Ils n'hésitèrent donc pas à introduire des jeux de mots et des allusions à l'actualité, des personnages, notamment féminins (Falbala en tête), ayant des défauts et des traits de caractère d'adultes, entre autres, qui n'étaient pas forcément compréhensibles par les lecteurs habituels de bande dessinée de l'époque. Pour la première fois dans la bande dessinée grand public, les adultes s'apercevaient qu'ils pouvaient lire ouvertement une bande dessinée, sans prétexter que c'était un livre qui appartenait à leurs enfants.

Le troisième apport majeur de René Goscinny à la bande dessinée, probablement le moins connu du grand public, mais peut-être le plus important fut son rôle de découvreur, de conseiller, de parrain (au bon sens du terme) pour toute une génération d'auteurs de bande dessinée. Très influencé par les auteurs de Mad, Harvey Kurtzman et ses amis, qu'il avait rencontrés aux États-Unis, il a su introduire en France leur humour fondé sur la dérision et le nonsense : il créa notamment les Dingodossiers avec Marcel Gotlib ; celui-ci sut retenir les leçons de son mentor et de ses amis américains en créant la Rubrique-à-Brac et Cinémastock, avec Alexis. En tant que rédacteur en chef de Pilote de 1963 à 1974 (en tandem avec Jean-Michel Charlier), il sut encourager une nouvelle génération de jeunes (ou moins jeunes) auteurs talentueux, Greg (qui y créa Achille Talon), Jean Giraud (avec Blueberry) qui devint Moebius, Jean-Claude Mézières et Pierre Christin (et leur bientôt célèbre Valérian), F'murrr (avec son délirant Génie des alpages), Claire Brétécher (avec Cellulite), Philippe Druillet, Fred et bien d'autres. Quand Hara Kiri fut interdit par la censure, il accueillit certains de ses auteurs, Gébé, Reiser, Cabu, dans les pages de Pilote. Il faut lire les numéros de Pilote de cette période pour se rendre compte à quel point René Goscinny avait su créer une équipe d'auteurs divers, talentueux et soudés. Les pages d'actualité, dans lesquelles les auteurs de l'hebdomadaire commentaient en commun l'actualité, font transparaître un fantastique esprit d'équipe et sont très souvent désopilantes.

Certes, il a eu ses limites. Son refus catégorique de tout ce qu'il assimilait à de la scatologie (pas de fesse dans Pilote) ou des récits trop contemplatifs ou personnels ont conduit certains des auteurs les plus talentueux de Pilote à quitter l'hebdomadaire pour fonder d'autres journaux. Mandryka se vit refuser par René Goscinny une histoire dans laquelle le Concombre Masqué regardait pousser des cailloux ; Gotlib voulait pouvoir dessiner des seins et des fesses et laisser libre cours à un humour parfois "pipi caca". Ils allèrent fonder L'Écho des Savanes avec Claire Brétécher. Mais ces auteurs, férus de psychanalyse, avaient probablement besoin de "tuer le père". Ils ne manquèrent pas, par la suite, de rappeler à maintes reprises tout ce que René Goscinny leur avait apporté.

Bref, René Goscinny fut probablement, au-delà même de son rôle d'auteur, une des personnalités les plus importantes de la bande dessinée franco-belge de la seconde moitié du XXe siècle. Il sut découvrir et encourager des auteurs novateurs dans des styles très différents ; il contribua fortement à faire apparaître une bande dessinée plus diverse, plus adulte, plus tournée vers le monde contemporain.

dimanche 21 octobre 2012

Sibylline, intégrale volume 4, de Raymond Macherot (1982-1985 ; 2012)

Je lisais parfois le magazine de Spirou dans les années 1980 (décennie qui compte probablement, soit dit en passant, parmi les plus riches de son existence). J'y ai donc lu quelques récits de Sibylline de l'époque. Je dois avouer que je n'avais guère apprécié, comme la majorité des lecteurs de l'hebdomadaire d'ailleurs : les soi-disant héros de la série, Sibylline et Taboum, n'apparaissaient que très sporadiquement (voire pas du tout dans certaines histoires) et de façon tout à fait marginale ; les péripétie relevaient d'un fantastique très inhabituel ; bref, le jeune lecteur que j'étais ne retrouvait pas du tout ses marques dans cette Sibylline qui n'avait plus grand-chose à voir avec la gentille série animalière qu'elle avait été.

Je fus donc intrigué, bien des année plus tard, à la lecture d'articles (de David Turgeon pour la plupart), dans du9 et dans Bananas qui vantait les histoires de Sibylline des années 1980, regroupées sous le titre global de Grand Récit Fantastique, comme d'une grande aventure absolument hors norme. Mais, dans la mesure où la majeure partie de ces quelques 450 pages de bande dessinée n'avaient jamais été éditées en album par Dupuis, elles étaient inaccessibles depuis longtemps. Je n'avais donc pas pu me rendre compte par moi-même de leur intérêt.

La réédition de l'intégrale de Sibylline par les éditions Casterman permet maintenant de découvrir enfin l'ensemble de ces récits dans l'ordre chronologique.

Je me suis donc plongé dans les quelques 200 pages de bande dessinée du quatrième volume de l'intégrale avec une grande curiosité. Ce volume couvre les années 1982 à 1985 et ces pages sont majoritairement inédites en album. Nous sommes bien loin de la Sibylline des débuts. Les récits se déroulent dans des paysages inquiétants, loin du monde des hommes, très souvent de nuit. Les personnages positifs, tels que Sibylline et Taboum, sont presque absents. Nous découvrons donc au fil des pages des carnivores sanguinaires (Croque Monsieur en tête), des ahuris (le journaliste Patakès) et, surtout, de nombreux personnages maléfiques qui s'opposent et cherchent à imposer leurs vues et leurs ambitions à coup de magie noire : sorcière, magicien, monstres divers, fleur aquatique magique, etc. La galerie de personnages est d'une grande richesse. Les rebondissements se succèdent rapidement, sans aucun souci de rationalité. De tout cela se dégage une grande poésie, très bien mise en valeur par le trait simple (Macherot a toujours été un adepte du dessin efficace et limité à l'essentiel, mais à la fin de sa carrière, il avait encore simplifié son style) et efficace : les personnages sont typés et expressifs, les paysages participent pleinement à l'ambiance des histoires. Une lecture qui nous emmène loin, très loin de notre quotidien, dans un monde original et attachant, malgré toutes les vilenies qui y prennent place...

lundi 15 octobre 2012

Le Concombre Masqué et Le Monde Fascinant des problèmes, Nikita Mandryka (2009)

En 2009, Nikita Mandryka, célèbre créateur du Concombre Masqué et co-fondateur de l' Écho des Savanes, publiait Le Monde Fascinant des problèmes, nouvel album de son étrange personnage, dans une indifférence quasi-générale. Je dois avouer en tout cas que je n'avais pas du tout entendu parler de cet album au moment de sa sortie.

Et cette indifférence est fort regrettable ! En effet, au bout de près de 50 ans d'une carrière très riche, Nikita Mandryka n'a rien perdu de son imagination et de son humour.

Cet album est un grand n'importe quoi, pourrait-on affirmer. Certes. Mais dessiner n'importe quoi pendant quelques pages est une chose ; le faire tout au long de 60 pages très denses sans jamais lasser le lecteur en est une autre. En s'appuyant sur de nombreux jeux de mots, certes parfois à la limite du vaseux, en interprétant à la lettre les expressions les plus diverses, en faisant appel aux créations les plus exotiques du riche univers du Concombre Masqué, Mandryka parvient à "construire" un récit dans lequel les "rebondissements", le plus souvent inattendus, s'enchaînent sans temps mort. Le tout avec énormément d'humour (parfaitement absurde bien entendu) et quelques références bien pensées aux crises actuelles de notre société. Du grand par un grand monsieur...

P.S. : Cette lecture m'a donné envie de rechercher un peu sur Internet ce qu'il y avait autour du Concombre et je me suis aperçu que le site officiel du Concombre Masqué contient beaucoup d'information et de nombreuses planches... Bretzel liquide ! comme on dit là-bas...

Fabrice Neaud, Galactus et le Comics Journal

À mon grand étonnement, les œuvres de Fabrice Neaud n'ont, sauf quelques exceptions marginales, toujours pas été traduites en anglais (mais celles d'Edmond Baudoin non plus...). Il n'en a pas moins quelques fans outre-Atlantique, et non des moindres puisque le Comics Journal, le magazine de référence aux États-Unis sur la bande dessinée d'auteur, lui consacre régulièrement des articles écrits par de fins connaisseurs.

Le site du magazine a ainsi récemment mis en ligne un article intitulé The Power of Galactus consacré à Fabrice Neaud, au quatrième volume de son Journal, au passage de celui-ci dans lequel Denis disserte longuement, et avec beaucoup de pertinence, à propos des comics Marvel, et à Nu Men, la récente série d'anticipation démarrée par Fabrice Neaud.

L'article est très intéressant. Le rédacteur ne peut dissimuler sa surprise devant l'engouement de Denis et de Fabrice pour certains comics mainstream, d'autant plus que les auteurs qu'ils admirent, John Byrne et Jim Starlin notamment, ne comptent pas parmi les artistes Marvel les plus prisés par les lecteurs du Comics Journal. Ce que Fabrice et Denis apprécient avant tout dans ces comics, comme le rappelle très justement l'article, est l'ambition cosmique, voire métaphysique, de ces récits.

De là, l'article passe à Nu Men, dans lequel il voit une sorte d'adaptation par Fabrice Neaud de ce que celui-ci apprécie dans les comics cités au début de l'article. (Si l'auteur de l'article avait lu Universal War 1, de Denis Bajram, il aurait probablement pu compléter son analyse avec quelques mots sur cette autre grande série...)

Bref, une intéressante analyse américaine sur l'analyse que deux auteurs français ont consacré à des comics américains et sur les traces de cette analyse sur l'œuvre de l'un d'entre eux (pour les liens entre ces deux auteurs, on pourra se reporter à un de mes anciens messages sur ce blog)...

vendredi 12 octobre 2012

Building Stories, Chris Ware (2012), premières impressions

Chaque publication de Chris Ware est importante. Mais lorsqu'il s'agit d'une somme de travaux effectués pendant une période d'une décennie, sa compilation la plus conséquente depuis Jimmy Corrigan, il s'agit d'un événement de tout premier ordre.

Ce recueil contient des planches parues dans différents magazines prestigieux, The New Yorker, The New York Times, McSweeney's Quarterly Concern, auxquelles viennent s'ajouter de nombreuses planches inédites. Soit un total de 260 pages. Certaines d'entre elles avaient déjà été reprises dans les numéros 16 à 19 de l'Acme Novelty Library (le 20ème, Lint étant un récit complet à part, magnifique d'ailleurs). C'est d'ailleurs un fonctionnement classique pour Chris Ware (Jimmy Corrigan, notamment, avait été conçu de façon similaire) : les pages sont initialement publiées en revue, puis compilées une première fois dans les volumes de l'Acme Novelty Library, avant d'être reprises dans un recueil définitif. À chaque fois les pages sont retravaillées, changeant souvent de format.

Une fois n'est pas coutume, parlons un peu de ce recueil en tant qu'objet. Il faut bien admettre que celui-ci est complètement atypique, imposant et plutôt beau. Il s'agit en fait d'un grand coffret (42 cm x 30 cm x 5 cm, 2,8 kg) qui contient 14 objets plus petits. Chacun d'entre eux contient une bande dessinée. Les formats sont variés : de la simple bande de papier au fascicule géant (format de quotidien nord-américain) en passant par une sorte de plateau de jeu ou par des livres cartonnés. Ces différentes bandes dessinées relatent les (més)aventures de deux personnages principaux : une jeune femme unijambiste et une abeille aux formes géométriques ("Branford, the best bee in the world"), digne successeur de Quimby the Mouse. Au-delà de la simple question de format, la lecture est rendue inhabituelle par le fait qu'il n'y a pas d'indication claire quant à l'ordre de lecture des récits (pour certains d'entre eux, simples bandes de papier dessiné des deux cotés, il n'est pas facile de savoir par quel coté en commencer la lecture). Les histoires de la jeune femme couvrent une grande période de temps : nous la suivons étudiante, mariée, puis avec une fille qui grandit à son tour. Le lecteur découvre ces différentes tranches de vie dans le désordre ; il se raccroche donc au récit d'ensemble plus par des éléments qu'il retrouve d'une histoire à l'autre (un ancien copain, une robe confectionnée pour la petite fille), que par une chronologie rigoureuse (peut-on évoquer ici un type de tressage, mécanisme narratif spécifique à la bande dessinée, théorisé par Thierry Groensteen ?).

Nous retrouvons également, bien entendu, les techniques narratives chères à Chris Ware : mises en page extrêmement travaillées, avec alternance de cases minuscules et de grands dessins, importance de la voix off, alternance de passages au texte très dense et de passages entièrement muets, rigueur du dessin, allant parfois presque jusqu'à une certaine abstraction géométrique, grande attention portée aux lettrages et aux couleurs.

J'ai beaucoup parlé de la forme de ce livre jusqu'à maintenant. Mais ne s'agit-il pas d'un exercice de style un peu vain, d'une excentricité servant à l'auteur pour se distinguer ? Pas du tout. Rien n'est jamais vain chez Chris Ware. Car que nous raconte Building Stories, finalement, à travers l'histoire de cette jeune femme ordinaire, menant une vie ordinaire ? Probablement rien d'autre que la simplicité et les petits riens qui composent l'existence de chacun ; rien d'autre que le temps qui passe, la vie qui est rarement à la hauteur de nos attentes, les petites joies et les désillusions du quotidien ; rien d'autre que l'éternelle question du bonheur : est-il possible d'être heureux ? comment ? avec qui ? En se baladant ainsi parmi les différentes tranches de vie relatées par ces objets si divers, un peu comme on pourrait feuilleter un album souvenirs ou retrouver des vieux objets amassés tout au long d'une existence, le lecteur a une impression d'instantanés pris au hasard, d'un kaléidoscope de sensations à la fois futiles et capitales qui construisent peu à peu l'existence telle qu'elle est perçue par la jeune héroïne de Chris Ware. J'ai rarement autant eu, dans une bande dessinée, le sentiment du temps qui passe et des minuscules riens qui composent une vie ordinaire que dans Building Stories...

Je dois avouer que je n'ai pas encore tout lu dans ce bel et étrange objet. Les quelques lignes qui précèdent ne sont donc que des premières impressions (comme l'indiquait d'ailleurs le titre de ce message). Je reviendrai donc très probablement sur cette bande dessinée hors norme dans les prochains jours...

P.S. : Un bref entretien avec Chris Ware (en anglais) est disponible sur le site du Comics Journal.

P.P.S. du 2 novembre 2012 : Je viens de terminer la lecture de Building Stories. Une chronique complète est disponible ici.

lundi 1 octobre 2012

L'Enfance d'Alan, d'Emmanuel Guibert (2012)

For English-speaking readers, an update of this post is available in English here.

Dans La Guerre d'Alan, Emmanuel Guibert avait mis en image les souvenirs de guerre d'Alan Cope, Américain venu se battre en France pendant la Seconde Guerre Mondiale. Au fil de leurs conversations, les deux hommes avaient sympathisé. C'est maintenant l'enfance de cet Alan Cope, décédé depuis, qu'Emmanuel Guibert a transcrit en bande dessinée. Ces souvenirs ne sortent pas réellement de l'ordinaire. Ils ne sont pas inintéressants (la Californie des années 1930 est suffisamment loin de nous pour que ces anecdotes nous semblent très dépaysantes), ne sont pas dépourvus de petites joies et de grands drames (quelle vie n'en est pas remplie ?), ne contiennent pas de péripétie haletantes, ne mettent pas en scène de personnage hors du commun. Nous avons affaire, avec l'enfance d'Alan, a une succession de souvenirs ordinaires, à une succession de tranches de vie sans caractère exceptionnel (à part le drame fermant l'album, sans doute).

La réussite de cet album, elle, n'en est que plus extraordinaire. Il est fantastique de voir comment, à partir d'un matériau si commun, Alan Cope et Emmanuel Guibert sont parvenus à créer une œuvre si riche, sublimant véritablement un quotidien ordinaire en une bande dessinée extraordinaire d'humanisme et de beauté.

Chaque souvenir est raconté de façon très simple, sans pathos et avec juste ce qu'il faut de nostalgie. Le regard porté sur les personnes qui ont croisé la route d'Alan enfant, parents et grands-parents, oncles et cousins, voisins et amis, est toujours bienveillant.

Le plus marquant est l'art avec lequel Emmanuel Guibert agence tout ceci. Deux éléments m'ont particulièrement frappé :
- Tout d'abord, la beauté des dessins. Emmanuel Guibert a toujours fait preuve d'une virtuosité discrète. Il ne la met pas en avant, mais elle lui permet de tout dessiner avec un classicisme irréprochable. Ses techniques d'encrage, si particulières, ajoutent à son dessin un cachet un peu daté, tout à fait en phase avec le récit.
- L'autre aspect si marquant est l'équilibre extrêmement subtil qu'Emmanuel Guibert parvient à trouver entre les textes et les dessins d'une part, entre textes et dessins et virginité de la planche d'autre part. Il alterne voix off et phylactères, textes longs et considérations laconiques, décors détaillés et personnages qui se détachent sur un fond vierge, dessins à peine légendés et mots isolés dans des cases sans dessin. Nous sommes ici au cœur de ce qu'est la bande dessinée (entre autres), à savoir un subtil mélange de texte et d'image. Emmanuel Guibert ne se contente pas d'une vision rebattue de ce mélange ; bien au contraire il cherche à tout instant à trouver le bon équilibre entre texte et dessin, entre noir et blanc, entre lavis et couleurs. Cette recherche incessante est ici invariablement au service du récit, le but étant de mettre le mieux possible en valeur ces tranches de vies, d'en tirer la substantifique moelle, de tirer de ces anecdotes banales des leçons de vie universelles.

L'Enfance d'Alan est donc une exceptionnelle réussite, un exemple marquant de transfiguration d'éléments communs d'un quotidien banal en œuvre extraordinaire.