vendredi 12 octobre 2012

Building Stories, Chris Ware (2012), premières impressions

Chaque publication de Chris Ware est importante. Mais lorsqu'il s'agit d'une somme de travaux effectués pendant une période d'une décennie, sa compilation la plus conséquente depuis Jimmy Corrigan, il s'agit d'un événement de tout premier ordre.

Ce recueil contient des planches parues dans différents magazines prestigieux, The New Yorker, The New York Times, McSweeney's Quarterly Concern, auxquelles viennent s'ajouter de nombreuses planches inédites. Soit un total de 260 pages. Certaines d'entre elles avaient déjà été reprises dans les numéros 16 à 19 de l'Acme Novelty Library (le 20ème, Lint étant un récit complet à part, magnifique d'ailleurs). C'est d'ailleurs un fonctionnement classique pour Chris Ware (Jimmy Corrigan, notamment, avait été conçu de façon similaire) : les pages sont initialement publiées en revue, puis compilées une première fois dans les volumes de l'Acme Novelty Library, avant d'être reprises dans un recueil définitif. À chaque fois les pages sont retravaillées, changeant souvent de format.

Une fois n'est pas coutume, parlons un peu de ce recueil en tant qu'objet. Il faut bien admettre que celui-ci est complètement atypique, imposant et plutôt beau. Il s'agit en fait d'un grand coffret (42 cm x 30 cm x 5 cm, 2,8 kg) qui contient 14 objets plus petits. Chacun d'entre eux contient une bande dessinée. Les formats sont variés : de la simple bande de papier au fascicule géant (format de quotidien nord-américain) en passant par une sorte de plateau de jeu ou par des livres cartonnés. Ces différentes bandes dessinées relatent les (més)aventures de deux personnages principaux : une jeune femme unijambiste et une abeille aux formes géométriques ("Branford, the best bee in the world"), digne successeur de Quimby the Mouse. Au-delà de la simple question de format, la lecture est rendue inhabituelle par le fait qu'il n'y a pas d'indication claire quant à l'ordre de lecture des récits (pour certains d'entre eux, simples bandes de papier dessiné des deux cotés, il n'est pas facile de savoir par quel coté en commencer la lecture). Les histoires de la jeune femme couvrent une grande période de temps : nous la suivons étudiante, mariée, puis avec une fille qui grandit à son tour. Le lecteur découvre ces différentes tranches de vie dans le désordre ; il se raccroche donc au récit d'ensemble plus par des éléments qu'il retrouve d'une histoire à l'autre (un ancien copain, une robe confectionnée pour la petite fille), que par une chronologie rigoureuse (peut-on évoquer ici un type de tressage, mécanisme narratif spécifique à la bande dessinée, théorisé par Thierry Groensteen ?).

Nous retrouvons également, bien entendu, les techniques narratives chères à Chris Ware : mises en page extrêmement travaillées, avec alternance de cases minuscules et de grands dessins, importance de la voix off, alternance de passages au texte très dense et de passages entièrement muets, rigueur du dessin, allant parfois presque jusqu'à une certaine abstraction géométrique, grande attention portée aux lettrages et aux couleurs.

J'ai beaucoup parlé de la forme de ce livre jusqu'à maintenant. Mais ne s'agit-il pas d'un exercice de style un peu vain, d'une excentricité servant à l'auteur pour se distinguer ? Pas du tout. Rien n'est jamais vain chez Chris Ware. Car que nous raconte Building Stories, finalement, à travers l'histoire de cette jeune femme ordinaire, menant une vie ordinaire ? Probablement rien d'autre que la simplicité et les petits riens qui composent l'existence de chacun ; rien d'autre que le temps qui passe, la vie qui est rarement à la hauteur de nos attentes, les petites joies et les désillusions du quotidien ; rien d'autre que l'éternelle question du bonheur : est-il possible d'être heureux ? comment ? avec qui ? En se baladant ainsi parmi les différentes tranches de vie relatées par ces objets si divers, un peu comme on pourrait feuilleter un album souvenirs ou retrouver des vieux objets amassés tout au long d'une existence, le lecteur a une impression d'instantanés pris au hasard, d'un kaléidoscope de sensations à la fois futiles et capitales qui construisent peu à peu l'existence telle qu'elle est perçue par la jeune héroïne de Chris Ware. J'ai rarement autant eu, dans une bande dessinée, le sentiment du temps qui passe et des minuscules riens qui composent une vie ordinaire que dans Building Stories...

Je dois avouer que je n'ai pas encore tout lu dans ce bel et étrange objet. Les quelques lignes qui précèdent ne sont donc que des premières impressions (comme l'indiquait d'ailleurs le titre de ce message). Je reviendrai donc très probablement sur cette bande dessinée hors norme dans les prochains jours...

P.S. : Un bref entretien avec Chris Ware (en anglais) est disponible sur le site du Comics Journal.

P.P.S. du 2 novembre 2012 : Je viens de terminer la lecture de Building Stories. Une chronique complète est disponible ici.

2 commentaires:

  1. Reçu depuis une semaine, beaucoup contemplé l'objet, mais encore rien lu, alors que j'avais dévoré chaque précédent, le pénultième avec encore plus de plaisir, si c'est possible, la barre était déjà tellement haute.

    Mais c'est la première fois que je me sens intimidé par un Chris Ware. Et une étrange impression, comme si c'était le dernier et qu'il n'y en aurait plus d'autres ensuite.
    Du coup je ne suis pas vraiment pressé de m'y plonger, je vais prendre mon temps.

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  2. Quant à moi, je le découvre progressivement... J'ai commencé par feuilleter l'ensemble puis j'ai lu certains des objets les moins intimidants, les bandes de papier et le "flip book" muet, notamment.

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