mardi 13 novembre 2012

Le Garage Hermétique, de Moebius (1976-1979), réédition et contextualisation

Les Humanoïdes Associés cherchent à faire fructifier leur patrimoine. Ils publient ainsi, en prévision des fêtes, plusieurs rééditions d’œuvres phares de leur catalogue, en grand format et à des prix… élevés. Au premier rang de ces rééditions figure Le Garage Hermétique de Moebius. Lire cette œuvre majeure en format 30 x 40 est sans doute agréable, mais à près de 70 euros, on peut se permettre d’y réfléchir à deux fois… C’est probablement un cadeau idéal pour les sexagénaires qui ont découvert cette bande dessinée en feuilleton dans Métal Hurlant et qui en parlent avec des trémolos dans la voix depuis cette époque bénie de leur jeunesse... Mais pour les autres ? D’autant plus qu’à ce prix-là, on se trouve clairement face à un livre de luxe. Ne serait-ce pas alors la moindre des choses que Les Humanoïdes Associés mettent un peu de soin à cette édition, au lieu de se contenter d’une reproduction à l’identique (format mis à part) des éditions précédentes, comme il me semble que ce soit le cas ? D’autant plus que ces éditions étaient marquantes par la pauvreté de l’appareil éditorial, se contentant d’une introduction, certes intéressante, mais relativement famélique. Or Le Garage Hermétique est une œuvre majeure de bande dessinée francophone, certes, mais dont la richesse n’est pas forcément complètement apparente à un lecteur d’aujourd’hui.

L’élément qui demeure frappant au tout premier abord dans le Garage Hermétique est la variété des styles de dessins utilisés et, surtout, la force et la beauté de ces dessins. À chaque feuilletage, je reste captivé par la magnificence de ces illustrations en noir et blanc (ma version est effectivement en noir et blanc ; les couleurs, ajoutées après, n’ont pas toujours été un plus vraiment positif), la force des compositions, la richesse des mondes qui prennent vie sous mes yeux. Au-delà de cette beauté, l’album peut dérouter : le récit n’a clairement ni queue ni tête, je confonds les personnages, je ne comprends pas grand-chose aux péripéties et, pour tout dire, je décroche le plus souvent très rapidement de l’ « intrigue ». Moebius n’a certes jamais été un grand scénariste mais ses albums ont parfois été plus clairs que celui-ci tout de même. On peut lire généralement en introduction (mêmes les plus succinctes, celles dont Les Humanoïdes associés consentent à doter la plupart leurs rééditions) que ce récit a été totalement improvisé. Fort bien mais en 2012 cela n’a pas grand-chose d’extraordinaire : l’improvisation a pleinement pris sa place dans les méthodes possibles d’écrire un scénario, et une œuvre comme les Carottes de Patagonie de Lewis Trondheim, par exemple, est là pour en témoigner.

Oui mais voilà, le Garage Hermétique ne date pas d’hier et bien des œuvres, bien des habitudes auxquelles le lecteur de 2012 est habitué n’existeraient peut-être pas si cette œuvre séminale n’avait pas vu le jour. Pour bien apprécier la richesse du Garage Hermétique et son importance pour l’évolution de la bande dessinée, une triple contextualisation est nécessaire : remise dans le contexte de l’histoire du magazine Métal Hurlant, remise dans le contexte de l’œuvre de Moebius, remise dans le contexte de l’histoire de la bande dessinée francophone.

Remise dans le contexte de l’histoire du magazine Métal Hurlant tout d’abord. Ce magazine, créé par Moebius, Philippe Druillet et Jean-Pierre Dionnet en 1975, connut une existence relativement courte (1975-1987) mais eut une très grande influence, allant jusqu’à avoir une déclinaison américaine (Heavy Metal) et à être à l’origine de deux longs-métrages (en 1981 et en 1999) et d’une série télévisée (en 2012). Pendant les premières années au moins, Moebius en fut clairement un des artisans principaux. Il en orna la première couverture d’un dessin magnifique et marquant (ce dessin est notamment repris régulièrement par Jean-Christophe Menu dans certains de ses récits pour symboliser le foisonnement créatif des années 1970). Pendant les cinq premiers numéros, il offrit les récits complets d’ Arzak (attention, l’orthographe du nom du récit variait à chaque fois). Puis, à partir du sixième numéro et jusqu’au numéro 41 (soit de 1976 à 1979), il publia dans chaque livraison un épisode de ce feuilleton délirant qu’était Le Garage Hermétique. Pendant toute la publication, ce récit fut probablement la colonne vertébrale de ce magazine, son œuvre centrale.

Remise dans le contexte de l’œuvre de Moebius ensuite. Moebius, en tant qu’auteur distinct de Jean Giraud, existait avant Métal Hurlant et avait même déjà dessiné quelques-unes de ses œuvres majeures : La Déviation et L’Homme est-il bon ? dans Pilote, Cauchemar Blanc dans l’ Écho des Savanes, Le Bandard Fou… Le Garage Hermétique apparaît à la fois comme une synthèse et un sommet de l’œuvre passée et future de Moebius. En effet, en variant de styles de dessins tout au long du récit, Moebius met en scène toutes les « manières » qu’il a ou qu’il va utiliser ; le style très hachuré du Bandard Fou, le grotesque de certaines de ses bandes pour Hara Kiri, le réalisme parfois presque académique de la Déviation, etc. Les dernières pages du Garage Hermétique font même apparaître le style très dépouillé qui sera développé dans les années suivantes dans La Dernière Carte (sous le nom de Jean Giraud, pour la série Blueberry), les deux derniers albums de la série L’Incal ou le cycle d’ Edena.

Remise dans le contexte de l’histoire de la bande dessinée francophone enfin. Bien des innovations du Garage Hermétique nous apparaissent aujourd’hui comme des évidences (c’est sans doute la marque de nombreuses œuvres innovantes marquantes). Il est nécessaire de se replacer dans le contexte de l’époque pour prendre conscience, au moins partiellement, de la déflagration que la parution de ce feuilleton a causée à l’époque. Le coup de tonnerre provoqué par ce récit sur ses lecteurs de l’époque eut en effet, à ma connaissance, très peu d’équivalent dans l’histoire de la bande dessinée francophone. Au milieu des années 1970, malgré l’œuvre de quelques pionniers (Jean –Claude Forest avec Barbarella bien sûr, Marcel Gotlib et Nikita Mandryka avec leurs bandes publiées dans l’ Écho des Savanes, etc.), la plupart des récits publiés étaient de facture relativement classiques : pagination encadrée, récit rationnel et cohérent, etc. Dans les premiers numéros de Métal Hurlant, Arzach avait déjà ouvert une brèche, avec ses histoires muettes en couleurs directes. Avec Le Garage Hermétique, Moebius semble aller encore plus loin dans le dynamitage des formes traditionnelles : l’histoire est complètement improvisée, Moebius se faisant même un malin plaisir à dérouter sans arrêt le lecteur d’un épisode à l’autre, bifurquant systématiquement dès qu’un semblant d’histoire cohérente ou attendue commençait à apparaître. Il montrait ainsi qu’une autre forme de récit était possible, non linéaire, ouvrant la voie à des œuvres originales, plus axées vers le rêve et la poésie que vers les intrigues traditionnelles. Cette leçon ne fut pas oubliée et donna lieu à une riche éclosion de bandes dessinées d’un genre nouveau, jusqu’à nos jours…

Si l’on souhaite que le Garage Hermétique conserve la place qui lui est due, celle d’une des œuvres les plus marquantes de la bande dessinée francophone, un jalon capital de son histoire, une telle mise en perspective est très probablement nécessaire. Sinon cet album risque de s’adresser principalement à des sexagénaires nostalgiques ; ce serait extrêmement dommage.

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