mercredi 27 février 2013

Le train où vont les choses, Philémon 16, de Fred (2013)

Il est difficile d'aborder Le train ou vont les choses comme un album normal. C'est le premier album de Philémon depuis 25 ans (Le Diable du peintre date de 1987), mais ce n'est pas le plus important dans la mesure où Fred nous a offert plusieurs chefs-d’œuvre dans l'intervalle (L'Histoire du Corbac aux baskets, L'histoire du conteur électrique, etc.). Non, c'est surtout le dernier album de Philémon, et très probablement le dernier de Fred... En effet celui-ci, suite a des problèmes de santé, ne parvient plus à dessiner. Il n'a d'ailleurs réussi à terminer que 28 pages pour ce nouvel album. Il a ensuite dû se résoudre à réutiliser des pages plus anciennes (les premières planches du Naufragé du A, le premier album de Philémon, ce qui est une belle façon de conclure la série, en bouclant la boucle...).

Ce dernier album paraît donc relativement court... Mais est-il réussi pour autant, me demanderez-vous ? Ne vous inquiétez pas... Fred est toujours Fred. Il parvient même à surmonter la panne d'inspiration dont il a souffert pendant la difficile gestation de cet album en l'intégrant dans le récit : Philémon rencontre un engin étrange, la Lokoapattes. C'est elle qui fait avancer le train ou vont les choses. Malheureusement elle est tombée à court de carburant et est sortie du tunnel imaginaire. Or elle carbure a l'imagination. Monsieur Barthélémy et Philémon vont donc lui raconter des histoires...

J'ai retrouvé avec toujours autant de plaisir la logique délicieusement absurde de Fred, son humour si subtil. Et son dessin tellement atypique, bourré de reproductions de gravures, est toujours aussi plaisant.

Une digne, bien qu'un peu courte peut-être, conclusion à un des chefs-d’œuvre de la bande dessinée francophone. Merci Monsieur Fred.

dimanche 24 février 2013

Michelangelo Antonioni et la critique

Michelangelo Antonioni est considéré depuis les années 1960 comme un des principaux représentants du cinéma moderne européen (avec Alain Resnais, Jean-Luc Godard et quelques autres). Son œuvre des années 1960, de L'Avventura au Désert Rouge, notamment, a particulièrement marqué les esprits. Fort de cette reconnaissance, et craignant de se répéter, il a donc filmé quelques films très différents après ces chefs-d’œuvre de la première moitié des années 1960.

Cependant la critique n'a pas forcement apprécié ce renouvellement de l'œuvre à sa juste valeur et son appréciation de l'ensemble de l’œuvre est restée en très grande part, encore maintenant, focalisée sur les qualités les plus marquantes des films jusqu'à L'Eclipse, passant très souvent à côté des qualités non moins marquantes qu'Antonioni a développées ensuite.

Je viens ainsi de terminer un livre, par ailleurs assez intéressant, sur l’œuvre d'Antonioni. L'auteur évoque longuement le grand talent du cinéaste, en abordant notamment ses mouvements d'appareil longs et complexes et son mode de narration inhabituelle (Antonioni aborde souvent rapidement, voire omet complètement les événements qui seraient les points forts chez un autre cinéaste : pourquoi Anna a disparu dans L'Avventura, quelle est l'explication des intrigues pseudo-policières de Blow-Up ou d' Identification d'une femme, etc.). Le livre décrit également la vision d'Antonioni du sentiment amoureux, éphémère et instable ; sa psychologie phénoménologique (les personnages sont surtout connus par leur comportement, plus que par des explications psychologiques) ; les difficultés de communication entre les personnages, etc.

Tout cela est fort intéressant, bien entendu. Mais ne faudrait-il pas ajouter qu'Antonioni a ensuite délaissé les riches bourgeois italiens (avant de les retrouver 18 ans plus tard dans Identification d'une femme) pour décrire l'élan de la jeunesse mondiale de la fin des années 1960, notamment dans Blow-Up et surtout dans Zabriskie Point, qui est à mon avis un des films qui dépeint le mieux les déchirures de la jeunesse américaine de l'époque, entre pacifisme et révolte violente, entre consumérisme et rêve d'absolu ? Qui mieux que lui (et que Jean-Luc Godard dans La Chinoise) a réussi à dépeindre cet état d'esprit si profond mais caché aux yeux de l'Histoire derrière quelques manifestations extérieures particulièrement visibles, comme Mai 68 en France ?

Pour cette exploration d'un monde nouveau pour lieu, la jeunesse, le monde hors de l'Italie, Antonioni a utilisé de nouveaux moyens. Il a notamment donné plus de place à la musique, peu mise en avant dans ses films précédents. Dans Blow-Up, Herbie Hancock fournit la bande originale et le personnage principal assiste à un concert des Yardbirds, avec Jeff Beck à la guitare. Et, surtout, Zabriskie Point est un film avec une des meilleures bandes originales de l'histoire du cinéma (avec notamment 2001, Odyssée de l'espace). Pas parce que la musique est une des plus esthétiques en soi ; mais parce que la musique d'un film a rarement été mieux adaptée au récit, n'a quasiment jamais aussi bien soutenu le propos du réalisateur. Il faut revoir le ballet de la voiture et de l'avion dans le désert, la scène d'amour dans le désert, l'explosion fantasmée de la villa. Dans ces trois scènes, parmi d'autres, la musique renforce et soutient la narration de façon extraordinaire (il y a bien un chapitre sur les bandes sons d'Antonioni dans le livre que je viens de lire ; mais Zabriskie Point n'y est même pas abordé...). Il est intéressant d'ailleurs, de lire comment les Pink Floyd, qui ont écrit une grande partie de cette bande son, ont vécu l'expérience. Ils ont trouvé les directives d'Antonioni obscures ; ils l'ont ensuite observé monté leur musique, la modifiant donc, de façon unilatérale ; ils n'ont pas réellement perçu à quel point Antonioni partait de leurs compositions comme matière première pour en tirer une bande son parfaitement adaptée à son film... Sans être aussi marquante, la musique électronique d'Identification d'une femme vient soutenir la froideur des rapports humains, avec les lumières blafardes et le brouillard...

Dans tous ces films, Antonioni parvient de manière exemplaire à capter l'air du temps, mais sans sacrifier a la mode. Blow-Up et Zabriskie Point sont à la fois parfaitement datés et localisés mais n'ont pas pris une ride. Antonioni y a gravé la quintessence d'une époque sans sacrifier à des phénomènes de mode éphémères qui auraient été si vite dépassés. Après les difficultés de communication dans les couples de bourgeois italiens, Michelangelo Antonioni s'est réinventé au contact de la jeunesse mondiale. Il est dommage que relativement peu de critiques s'en soient rendu compte...

vendredi 15 février 2013

Big Questions, d'Anders Nilsen (2011)

Big Questions frappe d'abord par son ambition : un pavé de plus de 500 pages, réalisé en une quinzaine d'années (comme nous l'explique l'auteur dans sa postface) et un sujet inhabituel : les premières pages nous montrent des pinsons (graphiquement tous identiques ou presque, mais dotés de personnalités bien distinctes) qui mangent tout en se posant de grandes questions métaphysiques sur la vie en général et leur existence en particulier.

De ces situations cocasses, l'auteur tire un parti très intéressant pendant quelques pages : le décalage entre la gravité des questions posées et la trivialité des situations a fait naître chez moi un mélange de sourire et de réflexion. Bien vite cependant l'intervention de l'homme vient soutenir l'intrigue : La femme qui vit à proximité des oiseaux meurt, laissant son fils débile sans soutien ; un avion lâche une bombe, qui n'explose pas et qui est considérée comme un oeuf géant, voire un don du ciel par certains oiseaux ; enfin un avion s'écrase sur la maison de la femme et de son fils ; l'aviateur sort indemne de cet accident et est confronté aux comportements primaires du fils et à l'étonnement des oiseaux, tournant chez certains à l'adoration. Une grande partie de ces événements est vue par les yeux des pinsons et de quelques autres animaux, merles, chouettes ou serpents. La communauté des pinsons réagit diversement à ces événements, des clans se forment, des chefs apparaissent. La dimension métaphorique et les rapprochements avec les phénomènes de groupe humains sont évidents.

L'auteur prend son temps, suit le rythme lent et saccadé des sautillements des oiseaux. Il parvient à décrire des interactions entre 'individus' assez complexes alors que ses codes graphiques sont volontairement très limités.

Voici donc un album original, avec des partis pris narratifs intéressants, qui procure une expérience de lecture inhabituelle : je n'ai jamais ressenti autant d'empathie pour des pinsons...

vendredi 8 février 2013

Les mystères des différentes versions de Barbarella, de Jean-Claude Forest

En lisant L'Art de Jean-Claude Forest ou certains messages du blog Dans la bulle, j'avais appris que les aventures de Barbarella avaient connu plusieurs versions, au moins le premier épisode. Mais ce n'est qu'après avoir lu l'intégralité de la version originale de ce premier album, publié en 1964 au Terrain Vague, que je me suis rendu compte de l'ampleur des modifications (en fait il ne s'agit pas tout à fait de la première version, puisqu'elle comprend déjà des variations par rapport à celle publiée en 8 épisodes dans V Magazine entre 1962 et 1964 ; elle passe notamment de 64 à 68 planches ; il semble également que Barbarella soit plus habillée dans V Magazine).

Faisons donc le point sur ces évolutions. La première édition était en bichromie (avec une couleur différente pour chaque épisode) et Barbarella s'y dénudait déjà souvent. Les éditions suivantes furent celle publiée par Losfeld en 1968, au moment de la sortie du film de Vadim, avec Jane Fonda dans le rôle titre. Il y eut ensuite les rééditions chez Dargaud, en 1982, puis aux Humanoïdes Associés, en 1994. À part quelques changements mineurs, on compte trois versions significativement différentes : celle de 1964, celle de 1968 et une troisième ; pour cette dernière, je pense que les retouches datent de la réédition chez Dargaud, mais comme je ne connais pas l'album de Dargaud, je n'en suis pas absolument certain...

L'essentiel des modifications sont bien synthétisées dans les trois versions du premier dessin du septième chapitre (page 53), comme on peut le voir dans le montage ci-dessous, que j'ai emprunté au blog Dans la bulle, dont je parlais déjà plus haut.

Entre les versions de 1964 et de 1968, les couleurs changent et, surtout, Barbarella est souvent rhabillée (on surfait sur le succès du film aux États-Unis et il ne fallait probablement pas effaroucher les lecteurs anglo-saxons) : des traits discrets ont été ajoutés pour suggérer des culottes et des soutiens-gorges chaque fois que l'on voyait les fesses ou les seins de l'héroïne. Jean-Claude Forest a opéré des retouches bien plus significatives pour la version suivante : les sous-vêtements ajoutés en 1968 ont été supprimés, le volume des seins et des fesses de Barbarella a augmenté, les mains qui cachaient parfois partiellement sa nudité ont été effacées. La bichromie a été abandonnée pour laisser la place au noir et blanc. La couleur permettait de donner un certain volume au dessin ; pour pallier son abandon, Forest a abondamment hachuré ses dessins et noirci certains arrières-plans. Enfin, le visage de Barbarella a été systématiquement modernisé (chaque fois qu'il était vu de suffisamment près en tout cas) pour qu'elle ressemble davantage à ce qu'elle était dans le 3e volume de ses aventures (Le Semble Lune) : il devient moins fin, l'aile du nez est plus visible, le menton est moins pointu, un peu plus massif, les cheveux sont moins abondants mais gagnent en volume ; Barbarella y gagne en maturité.

Parmi d'autres changements moins notables, on peut noter, comme on le voit sur les deux dessins ci-dessous que la chevelure des jeunes premiers gagne aussi en volume.

Certains costumes de Barbarella ont été redessinés. Au lieu de changer de tenue, elle a presque toujours la même combinaison intégrale, qu'elle aura aussi dans les albums suivants.

En voyant ceci, je me suis posé deux questions : Quelle est la meilleure version, en tout cas celle que je préfère ? La réponse n'est pas aisée. Dans la version de 1964, Jean-Claude Forest est encore sous l'influence des dessinateurs français de la presse de charme, ses collègues de V Magazine notamment. Le dessin, certains costumes en particulier, peuvent sembler un peu datés. En outre il a dessiné cet album à une époque de forte activité pour lui et certaines planches souffrent sans doute d'une trop grande rapidité d’exécution.

Cette version initiale a cependant globalement beaucoup de charme, un peu désuet parfois. La version de 1968, tout en rhabillage, présente peu d'intérêt particulier. Dans celle de 1980, modernisée, certains gros plans de Barbarella ont perdu beaucoup de charme, comme on peut le voir sur la case ci-dessous, extraite de la page 45.

Le plus grand défaut de la version des Humanos (je ne sais pas si c'est la même chose pour celle de Dargaud) est la mauvaise qualité de l'impression. Est-ce dû à la suppression des trames, à un excès de hachure, au passage d'une version couleurs chez Dargaud à une version N&B aux Humanos, ou tout simplement à une mauvaise impression ? toujours est-il que les noirs manquent énormément de netteté ; le dessin paraît souvent confus, la lecture en est même parfois légèrement difficile. Quelle différence avec de bonnes reproductions des originaux de Forest ! Quel gâchis !

Et la deuxième question est la suivante : ces modifications ne sont jamais explicitement mentionnées dans les albums, l'impression rend la lecture plus confuse et parfois difficile ; quelle est la responsabilité de Forest là-dedans ? Ces modifications lui ont-elles été imposées par des éditeurs peu scrupuleux ? A-t-il accepté pleinement certains de ces défauts qui ne rendaient pas du tout justice à son immense talent de dessinateur en général et d'encreur en particulier ? Je n'en ai aucune idée...

P.S. de juillet 2014 : pour plus de détails sur les évolutions des différentes versions du premeir album, on pourra se reporter ici.

mercredi 6 février 2013

Palmarès du festival d'Angoulême

Comme chaque année, le palmarès du festival d'Angoulême a fait couler beaucoup d'encre (virtuelle ou non) dans les milieux spécialisés (les médias traditionnels se contentant, comme chaque année, d'un service minimum en termes de couverture du festival). Mais, cette fois, plus que le palmarès en lui-même, ce fut le mode de désignation du Grand Prix qui fut abondamment critiqué. Comme je l'écrivais récemment, le mode de désignation a changé en 2013 : le Grand Prix de la ville d'Angoulême n'était plus élu uniquement par l'Académie des anciens Grands Prix mais désigné en trois étapes : sélection de 15 noms par l'équipe du Festival (en gros, les noms qui étaient les plus souvent nommés par l'Académie des Grands Prix les années précédentes, plus quelques femmes et étrangers pour satisfaire aux exigences modernes de diversité) ; élection de cinq finalistes par les auteurs présents au Festival ; sélection finale par l'Académie des Grands Prix. Malheureusement, ce nouveau mode d'élection fut mal et tardivement communiqué, insuffisamment compris par les électeurs potentiels...

Résultat des courses : le nombre d'auteurs participant à l'élection fut faible ; cela aboutit à une liste de cinq noms prestigieux (Chris Ware, Alan Moore, Willem, Akira Toriyama, auteur de Dr. Slump et de Dragon Ball, et Katsuhiro Otomo, auteur d' Akira) ; quatre de ces auteurs était à peu près inconnus de la majorité des anciens Grands Prix, qui élurent donc le seul qu'ils connaissaient bien, Willem. Voyant cela, un prix spécial du quarantenaire du festival fut créé in extremis pour être attribué à l'auteur qui état en tête du vote des auteurs : Akira Toriyama. Un beau micmac...

Ce micmac a-t-il néanmoins conduit à de bons choix ? J'ai un peu du mal à prendre clairement position. Il est bien entendu pour moi que Chris Ware méritait amplement d'avoir le Grand Prix ; c'est réellement un des plus grands auteurs contemporains. Alan Moore a révolutionné les comics mainstream dans les années 1980 et a une influence profonde et durable sur l'ensemble de la bande dessinée mondiale. Il eut donc fait un excellent Grand Prix également.

Je ne connais pas très bien l’œuvre de Willem : je lis régulièrement ses dessins dans la presse, je possède plusieurs de ses albums (dont le 30 x 40 de Futuropolis) ; il a été édité par certains des meilleurs éditeurs français (le premier Futuropolis, Cornélius). Mais je dois avouer que je ne suis pas très sensible à son talent. Peut-être est-il trop trash, trop abrupt, dans son propos comme dans son dessin, pour moi...

Quant à Akira Toriyama, je dois bien admettre que je n'ai rien lu de lui ; c'est d'ailleurs une des premières fois qu'un auteur dont je n'ai rien lu est élu Grand Prix d'Angoulême. Je vais donc probablement me plonger dans Dr. Slump et Dragon Ball pour me faire une idée...

Voici maintenant l'ensemble du palmarès (qui ne récompense qu'un nombre limité d'albums, ce qui est plutôt bien, les palmarès à rallonge étant peu lisibles) : - Grand Prix d’Angoulême : Willem ;
- Fauve d’or du Meilleur album : Quai d’Orsay Chroniques diplomatiques. Tome 2 (Dargaud) de Christophe Blain et Abel Lanzac ;
- Prix spécial du 40e Festival pour l’ensemble de son œuvre : Akira Toriyama ;
- Prix spécial du jury : Le Nao de Brown (Akileos) de Glyn Dillon ;
- Prix de la Série : Aama. Tome 2. La multitude invisible (Gallimard) de Frederik Peeters ;
- Prix Révélation : Automne (Nobrow) de Jon McNaught ;
- Prix du Patrimoine : Krazy Kat. 1925-1929 (Les Rêveurs) de George Herriman ;
- Prix du Public Cultura : Tu mourras moins bête (Ankama) de Marion Montaigne ;
- Fauve du Polar SNCF : Castilla Drive (Actes Sud/L’An 2) d’Anthony Pastor ;
- Fauve Jeunesse : Les Légendaires Origines. Tome 1 (Delcourt) de Sobral et Nadou.

Je ne peux qu'approuver le choix de Quai d'Orsay, dont j'ai écrit beaucoup de bien. Les Rêveurs sont très justement récompensés pour avoir rendu accessible au public francophone ce fantastique chef-d’œuvre qu'est Krazy Kat. Le premier volume d'Aama m'avait plu mais j'ai été déçu par le deuxième : Peeters développe les idées exposées dans le premier mais sans apporter grand chose de nouveau.