samedi 7 septembre 2013

Quanticafrique (Nu-Men 2), de Fabrice Neaud : Suite de l'entretien avec Fabrice Neaud

Voici la suite de l'entretien avec Fabrice Neaud à propos du deuxième tome de Nu-Men, Quanticafrique.

Le début de cet entretien est ici.

Sébastien Soleille : Un élément qui me frappe dans Nu-Men est l'attention que vous apportez aux vues panoramiques urbaines (cela commence avec la pleine page sur une métropole européenne partiellement en flammes au début de Guerre Urbaine et se poursuit tout au long du récit). Pour ces superbes paysages urbains, vous inspirez-vous des travaux d'architectes que vous appréciez ?

Fabrice Neaud : Oui. Je fais plus que m'inspirer de l'architecture existante, et notamment de l'architecture contemporaine. Concernant le commissariat du début du tome 2, je cite quasi tel quel le Phaeno Science Center de Zaha Hadid. J'aime beaucoup cette architecte d'origine irakienne. Elle a un travail à la fois monumental et organique, même si cela semble peu évident sur ce bâtiment...

Mais elle intervient également dans le design d'objets, ce qui fait que même les petits véhicules qu'empruntent Tamara et Charles à la fin de la première scène sont directement inspirés de formes sur lesquelles elle travaille, si ce n'est de véhicules qu'elle a aussi projetés. L'hôpital Boris Cyrulnik, quant à lui, est aussi une quasi citation du Leed Platinum Horizontal Skyscraper de Steven Holl. Je n'ai pas arrêté, notamment dans ce tome, de puiser dans une documentation sur l'architecture contemporaine dont je suis friand. Je dois avoir deux ou trois rayonnages complets, double épaisseur, de livres d'architecture et de paysages, urbains ou non. Le mystère s'épaissit sur l'apparition du portail gothique dans le tome 1... mais je sais exactement où je vais avec ça... et j'en rajoute une couche dans ce deuxième tome. Le lecteur saura où.

Sébastien Soleille : Pouvez-vous maintenant nous dire quelques mots de vos influences liées à la bande dessinée ? J'ai cru percevoir l'influence de Katsuhiro Ōtomo dans le premier tome (scène de l'effondrement de l'immeuble) et de certains comics Marvel (avec par exemple le personnage du "Cramé" qui fait un peu penser à "Crâne rouge"). En voyez-vous d'autres ?

Fabrice Neaud : Léo, avec l'extraordinaire triptyque Aldébaran, Bételgeuse, Antarès, Bourgeon avec Le Cycle de Cyann (même si le dernier tome me paraît bien plus faible que les précédents)... Mais j'ai beaucoup regardé Christophe Bec, que je connais personnellement. Je me suis même odieusement inspiré de certaines cases et lumières lui appartenant (pardon Christophe). Katsuhiro Ōtomo est vraiment loin de moi, maintenant... Et, honnêtement, je n'ai pas du tout fait attention à lui avec la case que vous soulevez... Au contraire, celle-ci est issue d'une documentation photographique issue du net où j'ai fait de nombreuses recherches autour des mots clefs "banlieue/émeutes/ruines/guerre/guérilla"... Ce que bien des auteurs font sans oser vraiment l'avouer. Je n'ai aucun scrupule, aucune hésitation et aucun souci à m'inspirer de toute source iconographique possible. Aussi "faciles" soient-elles en apparence.

Concernant le "Cramé" (dont je n'ai encore défini aucune identité), il fait une référence directe à Crâne rouge, c'est absolument évident... Et je dois dire que c'est un personnage assez "facile". Je le regrette un peu. Sa ressemblance avec Crâne rouge est même trop forte... Cela vient que, même s'il paraît être l'incarnation du "génie du mal" dans ces deux tomes, il n'en était rien dans mon esprit. Pour moi, c'est un sous-fifres, un personnage totalement secondaire... un pantin. Une sorte de vieil officier d'on ne sait même pas quel pays, mercenaire, psychopathe, utilisé pour ses talents de manipulateur et de chef dans un des nombreux laboratoires de la Voûte... Comme, dans mon idée, les trois tomes possibles de ce premier arc de Nu-Men ne sont qu'une mise en place, il est évident qu'il y a des dizaines d'autres laboratoires "clandestins" qui travaillent sur les mêmes expériences que celui-ci... Les Commanditaires qui règnent au-dessus de ce projet sont infiniment plus nébuleux, pervers et puissants que ce pauvre militaire dégénéré. C'est pour ça que je l'ai assez peu travaillé... et que je lui ai laissé l'apparence d'une citation directe de Crâne rouge. Je le regrette un peu... car tout le monde me dit désormais "Crâne rouge, Crâne rouge !...", en se moquant un peu, car ce personnage est infiniment moins travaillé que le vrai Crâne rouge puisque secondaire, voire tertiaire dans mon esprit. C'est de ma faute, tant pis. Non, dans les "dominants", il y a Charles et Simon qui, dans la genèse de Nu-Men, sont bien au-dessus de la mêlée. Et bien plus travaillés que ce petit tyran de pacotille. Pour moi, c'est un "petit chef" équivalent d'un harceleur moral dans une entreprise du secteur tertiaire. :)))

Mais, pour revenir à votre question initiale, je suis beaucoup plus revenu à des références franco-belges, finalement. Je me suis remis à lire des séries 46CC traditionnelles, avec un peu d'humilité. Chose que j'avais dédaignée pendant toute la vaine période des "cinq glorieuses" de la "bédéindé" (de 2000 à 2005, dirons-nous. Maintenant, c'est complètement foutu).

Sébastien Soleille : Parlons justement de votre passage de la bande dessinée autobiographique indépendante au 48 CC de SF. Le 48 CC est un exercice assez contraint (nombre de pages fixe, usage de la couleur) mais cela vous a également libéré d'autres contraintes (droit à l'image des personnes représentées dans votre Journal, besoin de s'appuyer sur une documentation précise...). Dans Nu-Men, vous avez également pu donner libre cours à votre goût pour l'architecture, dont nous avons parlé plus haut, et pour les paysages grandioses. Comment abordez-vous ce jeu nouveau de contraintes/libertés ? Du Journal à Nu-Men, avez-vous dû adapter significativement votre méthode de travail ?

Fabrice Neaud : En fait, oui et non. Et c'est un peu une erreur que de ne pas l'avoir assez fait. Nu-Men est de la fiction, il y a des contraintes liées au genre mais aussi à la forme du 48CC. Le plus difficile aura été de mettre en place le premier volume. Il est utile de mettre en place les personnages et leurs enjeux. Et j'avoue avoir été encore un peu ambitieux sur un format aussi court... Il n'y a pas moins de huit ou neuf personnages qui ont tous une importance dès ce premier tome, j'en ajoute un autre (Nuala) dans le deuxième. 48 pages, c'est un peu court. Et puis, sur le premier tome, je ne suis pas certain d'avoir réussi à bien mettre tout en place. Anton, le personnage qu'on pourrait dire principal, ne me paraît pas le mieux posé de tous. À la différence de Mstislav, son opposé, dont les enjeux sont très clairs, désormais, avec ce deuxième tome, et qui était déjà bien posé dès le premier. Anton, pour l'instant, je l'avoue, on ne comprend pas trop ses motivations... Et il se laisse un peu porter par les événements, il les subit. Je laisse supposer qu'il est très réactif concernant les enfants, ce qui induit qu'il a eu un drame enfant ou concernant un enfant qui lui était proche... mais j'aurais bien aimé développer cela un peu plus clairement dès le début pour pousser un peu mieux l'identification. Idem pour Tamara, présentée comme une "bleue" mais qui prend un peu plus d'assurance au second tome. C'est d'ailleurs presque elle qui fait avancer l'histoire... Emma est plus entière mais demeure coincée par sa fonction de médecin (pour l'instant). Tout ceci pour dire qu'en creux, on ne pose pas les identités et les enjeux de la même manière en 48 pages d'un seul premier tome ou quand on a la liberté d'une pagination plus étendue... Mais ceci est lié à la liberté de la pagination et du format plus qu'au genre.

Et, de toute façon, l'autobiographie, elle, contrairement à ce que nous ont fait finalement croire les amateurs bloggeux et autres, n'est pas un genre mais une nécessité. Pour ma part, j'ai voulu ne pas travailler différemment sur l'un comme l'autre. Mais je pense m'être un peu trompé. Mes ambitions sont un peu grandes sur un format aussi court et on ne construit pas tout à fait son récit de la même manière. Quoi qu'il en soit, je pense m'être bien rattrapé dans le deuxième tome ! On comprend mieux, un peu mieux. Les personnages sont presque tous à égalité de traitement (sauf Anton qui me paraît encore un peu "faible" niveau identification).

J'ai moins de difficulté sur les enjeux sociaux, politiques et "méta" du récit... car c'est aussi et surtout cela qui m'intéresse. Pour moi, il n'y a pas d'autonomie, de volonté propre (chez les individus) indépendantes de leur contexte socio-culturel... et c'est d'ailleurs, ce me semble, un des problèmes de la bande dessinée contemporaine et/ou de fiction (mais pas que) : on y reste souvent avec des archétypes d'individus (et je n'ai pas dit stéréotypes) qui ne peuvent simplement pas advenir à l'existence dans notre société. L'archétype du "héros", par exemple (volontaire, héroïque, courageux, capable de prendre des décisions qui changent son impact sur son entourage immédiat comme s'il n'avait jamais de foyer, d'attaches réelles etc.) est impossible dans la vie. Mais je trouve dommage que l'on continue tout de même à faire fonctionner des personnages avec ça aujourd'hui... Le héros a un métier mais il est capable de quitter son "poste" (sauf quand cela définit son poste -> policier, enquêteur...) pour une "quête"... Qui ferait ça? Ce n'est même pas lâcheté que de refuser la quête... c'est simplement normal. Difficile de respecter les arcanes du genre héroïque dans le monde contemporain.

Mais bon, je m'éloigne... Ce que j'essaie de dire, c'est qu'il existe des contraintes de genre, il est vrai, que j'ai parfois laissées de côté, à tort ou à raison. Mais je n'ai jamais pu fonctionner autrement. Après, dans le genre SF ou plutôt anticipation, je pense que mon récit ne se débrouille pas trop mal... Il faut regarder du côté de Cloud Atlas, l'adaptation du roman de David Mitchell par Lana et Andy Wachowski (Matrix), pour comprendre ce que l'on peut faire avec la SF aujourd'hui... Je trouve que c'est vraiment un film passionnant et réussi de bout en bout. Mais, peut-être par sa complexité et le "jeu" que les réalisateurs ont fait jouer à chaque acteur qui joue parfois pas moins de 6 ou 7 rôles différents, le film fut un plantage commercial complet.

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