mardi 10 février 2015

Ici, de Richard McGuire (2015)

J'ai évoqué, il y a peu, Here, le récit publié il y a 26 ans dans Raw par Richard McGuire. Un quart de siècle plus tard, l'auteur a décidé d'étendre son récit, passant de 6 pages à près de 300.

Le livre vient d'être publié en français, quelques mois seulement après la publication aux États-Unis. L'ouvrage est très proche du récit originel de 1989 dans la mesure où il reprend le même principe : chaque page décrit exactement le même endroit (le Ici du titre), occupé en ce début de 21ème siècle par le coin d'une pièce, avec le même angle de vue, mais à des époques différentes, séparées par des années, voire des siècles ou des millénaires (de l'apparition de la Terre à un futur lointain, en passant par la préhistoire, la vie d'Amérindiens, les colons, la construction de l'habitation contemporaine, en place du début du 20ème siècle au début du 21ème, puis sa disparition et l'apparition d'un monde nouveau). À l'intérieur de cette case-page, l'auteur insère des vignettes qui dépeignent exactement le même lieu que la part de la case où elles sont placées, mais à une époque différente.

Le principe était intellectuellement très attirant pour un récit court. Mais le risque était a priori élevé de déboucher sur un exercice de style un peu froid lorsque ce même principe de base est décliné sur plusieurs centaines de pages. Il n'en est heureusement rien. Les deux différences majeures entre le récit de 1979 et celui de 2015 sont la longueur, comme je l'ai déjà dit, et le passage du noir a blanc à la couleur.

La longueur accrue permet de donner plus de profondeur au passage du temps. Les personnages récurrents prennent plus d'épaisseur, nous imaginons un peu mieux certains pans de leur existence. L'attention portée aux détails de design, des papiers peints au mobilier en passant par les vêtements, permet de donner davantage de corps au flux des années.

La couleur apporte également un plus considérable. Entre Edward Hopper et Chris Ware (qui est l'un des plus grands admirateurs de Here et qui se réclame ouvertement de son influence), Richard McGuire prouve à chaque page ses talents de coloriste. Les couleurs sont relativement douces et apportent leur part de mélancolie à l'ensemble. Le jeu sur la lumière et la juxtaposition de cases dépeignant le même lieu mais à des périodes différentes permettent de riches jeux de couleurs.

Comme n'ont pas manqué de le signaler déjà quelques lecteurs, Ici place dès le début de l'année la barre très haut : Richard McGuire nous livre en effet un ouvrage qui, en plus d'être absolument hors norme et de renouveler très significativement le langage de la bande dessinée (même si ses innovations ont déjà été diffusées par certains des admirateurs du récit publié en 1989, Chris Ware en tête), nous offre une œuvre magistrale, à la fois recueil de tableaux d'une grande beauté, peinture socio-historique et magnifique évocation poétique du temps qui passe. Ne cherchez plus le Grand Roman Américain, il est Ici.

mercredi 4 février 2015

Festival d'Angoulême 2015

Le festival international de la bande dessinée d'Angoulême vient de s'achever.

Parlons tout d'abord de la récompense la plus prestigieuse, le grand prix du festival d'Angoulême, qui récompense un auteur pour l'ensemble de son œuvre. On se souvient peut-être que le mode d'élection de ce grand prix a évolué récemment (j'en parlai en 2013 et en 2014 déjà) : auparavant coopté par l'académie des grands prix, constituée de tous les lauréats des années précédentes, il est maintenant élu par l'ensemble des auteurs. Et cela change bien des choses. Pendant des années, les grands prix étaient choisis très majoritairement dans un cercle de dessinateurs français se connaissant relativement bien. L'année dernière, à l'issue d'un scrutin mixte (mélangeant vote des auteurs et de l'académie), deux prix furent attribués, dont un prix spécial du 40e anniversaire a Akira Toriyama, auteur de Dragon Ball. Cette année, seuls les auteurs votèrent. Les trois finalistes furent un scénariste britannique, Alan Moore, un Belge, Hermann, et un autre Japonais, Katsuhiro Ōtomo. Cela change des palmarès précédents, le grand prix n'ayant jamais été attribué à un scénariste ou un Japonais et très majoritairement à des Français.

Katsuhiro Ōtomo mérite clairement ce grand prix. Ses œuvres majeures en bande dessinée, Domu et surtout Akira, ont fortement marqué le monde de la bande dessinée, aussi bien au Japon qu'en Europe ou ailleurs. Son style hyper réaliste, la violence et la puissance de ses scènes d'action (des poursuites à moto aux destructions de quartiers entiers) sont extraordinaires. Il a très significativement contribué à faire apprécier les mangas en France et a beaucoup marqué certains auteurs francophones majeurs, de Frank Pé à Moebius (voici au moins un membre de l'Académie des grands prix qui aurait soutenu le choix de cette année...).

Quant aux Fauves... Le prix spécial du jury pour Building Stories, de Chris Ware, qui dominait largement le reste de la sélection, est bien entendu amplement mérité. Je ne lis plus depuis des années les livres de Riad Sattouf (avec une exception pour Pascal Brutal, sauvé d'une certaine manière par son humour excessif et son outrance délibérée) et n'ai donc pas d'opinion très arrêtée sur l'Arabe du futur, lauréat du Fauve d'or. Avec le Fauve de la série attribué à Last Man, pastiche français de manga, le jury récompense une série résolument populaire ; pourquoi pas ?

Il faut également relever le prix Charlie Hebdo de la liberté d'expression, attribué à Charb, Wolinski, Cabu, Tignous, Honoré, récemment assassinés...

Le palmarès complet est disponible ici.