samedi 31 décembre 2016

Remise en ligne du site consacré à Fabrice Neaud : http://soleille.neaud.com/

SFR, mon précédent hébergeur avait supprimé très cavalièrement tous les sites qu'il hébergeait, sans réelle notification préalable... Le site consacré à Fabrice Neaud avait donc disparu d'Internet depuis plusieurs mois. Heureusement, grâce à l'aide bienvenue d'un de ses amis (il se reconnaîtra, qu'il en soit encore remercié), le site a trouvé un nouvel hébergeur. Il est donc de nouveau disponible ici : http://soleille.neaud.com/ (et très légèrement mis à jour).

dimanche 4 décembre 2016

Marcel Gotlib (1934-2016) est mort

Marcel Gotlib est mort aujourd'hui à 82 ans. Il a incontestablement laissé une marque extrêmement forte sur la bande dessinée francophone. En quelques années, assez resserrées (l'essentiel de son œuvre fut dessinée entre 1965 et 1989), il dessina des œuvres et participa à plusieurs aventures parmi les plus marquantes de la bande dessinée.

Il commença sans fracas, mais déjà avec talent, dans le journal Vaillant (ancêtre de Pif), entre 1962 et 1971, avec Nanar et Jujube, série rebaptisée Gai-Luron quand ce dernier, improbable héros, Droopy hexagonal, prit le premier rôle.

Il rencontra ensuite Goscinny, qui avait bien retenu les leçons d'humour des amis qu'il avait rencontrés aux etats-unis, notamment Harvey Kurtzman, fondateur du magazine Mad. Avec lui, Gotlib créa les Dingodossiers, bijou d'humour délirant, dans un style alors tres détonant par rapport aux séries humoristiques francophones (de 1965 à 1967). Dans une veine similaire, mais qu'il sut très vite adapter à son talent propre, il dessina pendant entre 1968 et 1973 la Rubrique-à-Brac, chef-d'œuvre d'humour "glacé et sophistiqué" (avec quelques superbes touches d'émotion comme lorsqu'il parle de la naissance de sa fille ou de sa jeunesse pendant la guerre). En parallèle, il était un des piliers de l'animation du journal, introduisant un ton décalé avec quelques autres (toujours sous la houlette de Goscinny) dans les marges de Pilote.

Il finit toutefois à se sentir un peu à l'étroit. Il voulait notamment s'affranchir du veto strict de Goscinny concernant tout ce qui touchait à la scatologie ou au sexe. Il créa alors avec deux autres rebelles extrêmement talentueux, Nikita Mandryka et Claire Bretecher, l'Écho des savanes. De 1972 à 1974, ils publièrent ensemble quelques numéros, qu'ils dessinaient quasiment intégralement seuls, à six mains. Las, ils n'étaient pas gestionnaires, L'Écho eut des soucis financiers et Mandryka continua l'aventure seul. Gotlib n'était pourtant pas dégoûté de la presse et créa en 1975 un autre magazine, mais avec un ami pour s'occuper de la partie administrative cette fois. Ce fut Fluide glacial, qui marqua la presse de bande dessinée pendant des années avec un humour bien particulier. Gotlib y accueillit des auteurs expérimentés qu'il appréciait (comme Franquin qui y dessina une bonne partie de ses Idées Noires, ou Forest). Fluide Glacial vit également éclore de nombreux auteurs très talentueux, très inspirés de Gotlib, mais avec de riches personnalités : Maester, Binet, Goossens, Larcenet, Blutch et bien d'autres. Très présent dans les premiers numéros de son magazine, Gotlib se fut, dès la fin des années 1970, de plus en plus discret, pour ne plus signer que les éditoriaux au bout de quelques années. Après une vingtaine d'années d'intense labeur créatif, il pouvait lever le pied : la relève était assurée...

(Avec tout ça, j'ai oublié de citer un de ses héros les plus emblématiques, le seul super héros 100 % Français, Superdupont, cocréé avec Lob.)

mardi 25 octobre 2016

Ego comme X est mort, vive Ego comme X

En surfant tranquillement sur Internet ce soir, j'ai découvert presque par hasard cette déclaration de Loïc Néhou sur le site d'Ego comme x : « Bon... il est temps d’officialiser les choses : voici 5 ans que je ne me salarie plus (au passage, je ne remercie pas le CENTRE DU LIVRE ET DE LA LECTURE en POITOU-CHARENTES) et 2 ans que j’ai arrêté de publier des livres (je ne remercie pas non plus MAGELIS - POLE IMAGE d’Angoulême), je déclare donc que les ÉDITIONS EGO COMME X cessent désormais leurs activités. »

On voyait bien depuis quelques années qu'Ego comme x ne publiait plus autant de livres qu'avant. Certes, cette maison d'édition n'en avait jamais publié beaucoup, privilégiant toujours la qualité (et quelle qualité !) à la quantité. Certes, cela rejoint les difficultés de l'édition de bandes dessinées en général et des bandes dessinées autobiographiques en particulier (dont j'ai déjà parlé sur ce blog), qui étaient la spécialité d'Ego comme X. Mais voir cela écrit noir sur blanc m'a donné un choc.

Les éditions Ego comme x ont commencé très fort. Créées en 1994, elles révolutionnèrent la bande dessinée francophone, avec, à la même époque, L'Association, Fréon et Amok ou Cornélius. Elles regroupaient dans une revue (du même nom) quelques auteurs débutants mais déjà magistraux, Fabrice Neaud, Xavier Mussat, Vincent Sardon, Frédéric Poincelet, etc. Et, pendant leur première décennie d'existence, elles publièrent certaines des œuvres les plus marquantes de la bande dessinée francophone de ces quarante dernières années : les quatre volumes du Journal de Fabrice Neaud et Sainte Famille de Xavier Mussat. Grâce à ces œuvres et à quelques autres, l'autobiographie en bande dessinée francophone a atteint des sommets extraordinaires.

Les éditions Ego comme x avaient donc commencé très fort en publiant des chefs-d'œuvre marquants et en faisant découvrir certains des auteurs les plus talentueux de la fin du XXème siècle et du début du suivant. Elles n'en sont pas restées là et ont réussi à se renouveler : publication de nouveaux auteurs, soit, comme Jean Teulé et Frédéric Boilet, de grands anciens dont les œuvres étaient peu ou mal rééditées (Frédéric Boilet, en plus de voir ses œuvres rééditées, a aussi publié chez Ego comme x ce qui est à mon sens son meilleur album, L'Épinard de Yukiko), des auteurs étrangers (notamment quelques mangakas majeurs comme Yoshiharu Tsuge et Kazuichi Hanawa) ou bien des auteurs plus jeunes, qui apportaient un sens neuf à la bande dessinée autobiographique, comme Simon Hureau ou Lucas Méthé (avec notamment Ca va aller, L'Apprenti et le Journal Lapin). Depuis quelques années, elles s'étaient lancées dans l'expérience des livres imprimés à la demande, évitant ainsi le gâchis des livres retournés à l'éditeur. En 2012, elles avaient commencé à mettre en ligne les blogs dessinés de certains de leurs auteurs, essayant de montrer qu'un "blog BD" n'était pas condamné à la superficialité. En 2013 encore, j'ai découvert grâce à eux une œuvre coréenne très attachante, Histoire d'un couple, de Yeon-Sik Hong

Ego comme x s'arrête. Mais ses livres restent. Merci Ego comme x, merci Loïc Néhou.

mardi 11 octobre 2016

La Lumière de Bornéo, le Spirou de Frank Pé et Zidrou (2016)

Il y a une trentaine d'années déjà, Frank (qui n'avait pas encore ajouté "Pé" à son nom d'auteur) mettait en scène, avec brio et humour, le personnage de Spirou dans ses strips de L'Élan. Il s'empare aujourd'hui du personnage, et de ses compagnons habituels, Spip et Fantasio, le comte et le maire de Champignac, pour un album complet (et même un long album puisqu'il compte 84 pages). Le scénario final est crédité à Zidrou, mais l'histoire est de Frank Pé, qui avait même rédigé une première version du scénario.

Le dessinateur n'a pas hésité à construire son histoire avec les éléments qui lui tiennent le plus à cœur et auxquels il nous a habitués dans Broussaille ou Zoo : moments de bonheur passés à se perdre dans la nature, relation avec les animaux, difficultés de l'adolescence (on est loin des adolescents héroïques traditionnels de ces séries, qui viennent habilement seconder le héros avec leur courage et leur débrouillardise...), etc. Cela débouche sur un Spirou unique en son genre, même si d'autres auteurs, Franquin en tête, avaient déjà introduit monde animalier et poésie dans cette série (tout spécialement dans Le Nid des marsupilamis, un des sommets de la série).

Frank Pé s'est attelé à un défi considérable : montrer, dans le cadre d'une bande dessinée "classique", l'importance du beau (le beau de la nature ou celui de l'art, qui d'ailleurs se rejoignent ici) et de l'harmonie avec la nature et les animaux. Présenté comme ceci, cela peut sembler à la fois très ambitieux et à la limite du gnangnan (au moins pour les esprits grincheux). Pourtant, le pari, bien que périlleux, est, à mon sens, largement gagné. J'ai retrouvé en lisant cet album le plaisir et l'émerveillement qui m'avait saisi à ma première lecture des Sculpteurs de lumière, le deuxième album de Broussaille. Comment donc ? On pouvait raconter en bande dessinée une balade en forêt, un lever de soleil à la campagne, une nuit à regarder les étoiles, le vol des paillons sur les champs en été ? Et sans ennuyer le lecteur ?

Les auteurs abordent donc le monde balisé de cette série sous un angle relativement nouveau ; ils le font toutefois en s'inscrivant pleinement dans la longue tradition du personnage : Spirou roule en Turbotraction, sa maison n'a pas changé (même si son environnement urbain a évolué...), Spirou et Fantasio sont reporters pour Le Moustique (même si cela ne dure pas dans le cas de Spirou) et le comte de Champignac surveille ses champignons. D'autres personnages moins fréquents refont une apparition : c'est bien sûr l'inénarrable Noé, issu de Bravo les Brothers, qui est responsable de la ménagerie de l'album ; et le richissime collectionneur d'art venu du Golfe n'est autre que l’insupportable Ibn-Mah-Zout (Vacances sans histoires).

Contrairement à ce que sa réputation pourrait faire croire, Frank Pé n'est pas seulement le dessinateur de la nature et des animaux. C'est également un excellent peintre de la ville, Bruxelles principalement. Les rues de la capitale belge dans la journée, certains coins plus à l'écart la nuit, et, surtout, l'Atomium, sont également dessinés avec beaucoup de sensibilité (comme on avait pu le voir notamment dans Les Baleines Publiques et La Nuit du chat, deux albums de Broussaille). Frank Pé restitue la poésie de cette ville avec beaucoup de tendresse.

En outre, le récit est situé dans un futur proche (Spirou a pris quelques années et porte des lunettes), ce qui permet aux auteurs de croquer certains traits de notre époque, avec humour et avec la légère exagération permise par cet éloignement temporel. Il faut, pour s'en rendre compte, prendre le temps de se perdre dans les décors et dans les marges : l'État belge est en telle difficulté budgétaire qu'il a vendu l'Atomium, la société semble de plus en plus sécuritaire, une grande pauvreté est apparue dans les rues de Bruxelles. Autre thème cher à Frank Pé, les cadres "dynamiques" pressés offrent un contraste saisissant avec les personnes "normales" (il faut notamment observer le hall des arrivées à l'aéroport, où ce contraste est particulièrement bien dépeint). Les auteurs nous offrent également de réjouissantes satires de l'art contemporain et du journalisme...

Frank Pé parvient ainsi, avec l'aide de Zidrou et de Cerise (dont les couleurs sont très réussies et bien adaptées), à renouveler profondément Spirou, héros bientôt octogénaire (en 2018...), sans en trahir aucunement l'esprit. Un superbe album, qui invite à la rêverie et à la contemplation.

dimanche 7 août 2016

Mort de Richard Thompson, l'auteur du comic strip Cul de Sac

J'avais envie de vous parler de l'excellent strip de Richard Thompson, Cul de Sac, depuis un certain temps. Je ne l'avais pas encore fait, essentiellement par manque de temps. Voilà que la triste nouvelle du décès de l'auteur me rattrape : Richard Thompson est mort le 27 juillet 2016, à 58 ans. Atteint de la maladie de Parkinson, il avait arrêté Cul de Sac en septembre 2012.

Les strips sur de jeunes enfants ont longtemps fleuri dans la presse, notamment états-unienne. Depuis The Katzenjammers Kids (Pim Pam Poum en français) créés par Rudolph Kirks en 1897, plusieurs chefs-d'œuvre de la bande dessinée mondiale sont issus de ce genre : les Peanuts et Calvin et Hobbes aux États-Unis, Mafalda en Argentine, etc. (on pourrait citer d'autres œuvres, européennes, telles que Quick et Flupke de Hergé, mais elles ne relèvent pas du comic strip quotidien à proprement parler). Entre le déclin qualitatif du comic strip de façon générale et cette multiplicité de chefs-d'œuvre déjà existant, il pouvait sembler difficile de renouveler le genre de façon pertinente : Schulz et Watterson n'avaient-ils pas déjà épuisé le potentiel comique de ce type d'histoires ?

Richard Thompson nous a montré qu'il n'en était rien. Avec Cul de Sac, il a publié pendant 8 ans une œuvre personnelle et très drôle, clairement distincte de celles de ses illustres aînés.

Dans Cul de Sac, nous suivons le quotidien d'Alice Otterloop, une fille de maternelle à l'imagination débordante, pleine d'énergie et parfois difficile à canaliser. Ses amis l'accompagnent dans ses jeux et délires de façon plus ou moins consentante. Son frère, Petey est un fan de comics qui a des difficultés à entrer en contact avec le monde extérieur et avec ses camarades. Madeline et Peter, leurs parents, tentent tant bien que mal d'élever leurs exubérants bambins... On retrouve bien entendu certains éléments d'autres strips : Alice a une imagination presqu'aussi délirante que Calvin ; Petey a des difficultés relationnelles comme Charlie Brown. Mais, globalement, Richard Thompson a su trouvé un ton et créer des personnages vraiment originaux. Alice partage ses délires avec ses camarades, quitte à les déstabiliser. Petey a peur du contact avec les autres, comme il a peur du ballon lorsqu'il joue au football...

Le style graphique de Richard Thompson est également unique : très vif, il n'a pas l'aspect plus propre et policé des ses glorieux aînés, et ceci en parfaite adéquation avec sa narration très syncopée et ses personnages souvent au bord de l'hystérie. Cul de sac est vraiment une œuvre originale et très drôle, dans un genre pourtant à la fois très contraint et déjà riche en œuvres majeures.

mercredi 3 août 2016

Publication prochaine du troisième tome d'Universal War Two, de Denis Bajram

Nous avions laissé les personnages d' Universal War Two en bien mauvaise posture à la fin du volume deux. Cela fait maintenant deux ans qu'il est paru. Les lecteurs sont donc impatients de découvrir la suite...

Denis Bajram vient d'annoncer qu'il venait de terminer de dessiner le volume trois, intitulé L'Exode. Il lui reste maintenant à achever les couleurs. Tout devrait être prêt pour la publication en octobre 2016.

mardi 19 juillet 2016

Time is Money, de Fred et Alexis (1969-1973, 2016)

La réédition de l'intégrale de Time is money, l'excellente série de Fred (plus connu comme auteur de Philémon) et d'Alexis (artiste virtuose, complice de Gotlib, dessinateur d'une première version inachevée du Transperceneige de Jacques Lob, décédé à 30 ans) constitue une très bonne lecture en ce début d'été : fraîche et relaxante, drôle et dépaysante.

Fred a mis un peu de temps à imposer son Philémon auprès des lecteurs : son imagination débridée et son dessin atypique perturbaient plus d'un lecteur de Pilote. Il a donc proposé pendant quelques années bien des scénarios à d'autres dessinateurs. Time is money est l'une de ces collaborations les plus réussies, à la fois pour l'originalité des récits et la qualité du dessin.

La série met en scène deux anti-héros : le professeur Stanislas, qui a inventé une machine à voyager dans le temps, et Timoléon, représentant de commerce. Ils essaient, en vain, d'utiliser la machine du professeur pour faire fortune : achat de la Joconde directement à Léonard de Vinci avant qu'il ne soit célèbre, vente d'armes à feu à Gengis Khan, les idées ne leur manquent pas mais échouent à chaque fois... Les scénarios de Fred sont très plaisants, même s'ils ont moins riches et inventifs que les chefs-d'œuvre qu'il écrivit par la suite. Le dessin d'Alexis, mélangeant avec beaucoup d'habileté réalisme et caricature, est superbe et parfaitement adapté à ces mésaventures loufoques. C'est la première fois que l'intégralité de ces histoires est publiée en album, et les livres reprenant quelques-uns de ces récits étaient épuisés depuis longtemps. La parution de cette intégrale est donc une excellente nouvelle !

(N.B. : On peut malheureusement noter que Dargaud accorde toujours aussi peu de soin aux intégrales qu'ils publient : le livre est publié en noir et blanc alors que les couleurs de la version d'origine étaient bien (mais cela permet de réduire significativement les coûts de fabrication) et l'appareil critique accompagnant l'ouvrage est très succinct, alors que les intégrales de Dupuis et du Lombard se signalent maintenant par des introductions très bien documentées et richement illustrées...)

dimanche 17 juillet 2016

Décès de Carlos Nine (1944-2016)

Carlos Nine, dessinateur argentin de bande dessinée (d' "historietas", comme on dit là-bas) vient de mourir. Il s'agissait d'un artiste vraiment hors-norme, dont l’œuvre constituait une surprise permanente.

Son univers était complètement surréaliste, peuplé de personnages difformes, de monstres grotesques et de femmes fatales aux proportions hallucinantes ; dans des décors délirants et évoluant en permanence. À ce titre, on peut considérer que certains de ses albums sont un savant mélange entre le Krazy Kat de George Herriman, du roman noir et de l'univers du tango...

Son œuvre publiée en France était relativement peu abondante mais recèle quelques superbes pépites, sorties depuis le début des années 1990 : Meurtres et Châtiments, Fantagas, Le Canard qui aimait les poules, Keko le Magicien, entre autres...

Il avait de multiples autres cordes à son arc, puisqu'il était également peintre, réalisateur de dessin animé, sculpteur (je dois avouer que je ne connais que très peu ces autres aspects de son œuvre multi-facettes).

Il faisait partie de cette école argentine de la bande dessinée, particulièrement florissante dans les années 1960 et 1970, représentée notamment par les grands noms que sont Alberto Breccia (même s'il était en fait uruguayen...), le scénariste Hector Oesterheld, Carlos Sampayo et Jose Muñoz, Horacio Altuna, Francisco Solano Lopez et bien d'autres.

dimanche 3 juillet 2016

2 suiveurs, de Lucas Méthé (2016)

On ne peut clairement pas reprocher à Lucas Méthé de dessiner toujours le même album, ni de manquer d'ambition. On pourrait presque, au contraire, trouver les objectifs qu'il se fixe trop ambitieux. Au moins ses albums, et 2 suiveurs peut-être plus que les autres, sortent des chemins battus.

L'objectif de ce livre est relativement clair, et le narrateur lui-même l'explicite dans la deuxième partie de l'album : "Raconte ce qu'on a vu, senti, compris..." lui enjoint son maître ; "Mais comment dire l'indicible...? ...Et figurer l'infigurable ?" " - Invente tout ! Mais que ça ressemble !..." "Et c'est ce que j'ai essayé de faire, cher lecteur..."

2 suiveurs est donc l'histoire du narrateur qui cherche sa voie. Il suit un maître, parfois non sans difficulté, lui-même en recherche également. Lucas Méthé essaie de dépeindre cette quête personnelle et philosophique en chacun de ses aspects : questions et doutes, relations avec les autres (jeune femme dont il tombe amoureux, voisins), errances dans la nature, essais artistiques. Mais comment dépeindre toutes ces interrogations, si générales et intemporelles dans leur principe (pourquoi vivre ? comment ? avec qui ?) et si particulières et personnelles dans les réponses que chacun y apporte ? Comment dépeindre la beauté d'un arc-en-ciel, la violence d'un orage, la douce froideur de la neige ? Comment dire la joie de comprendre enfin ce qu'un maître nous transmet ? La joie d'habiter un foyer que nous avons construit nous-mêmes ?

On retrouve dans cet album les doutes et les questions déjà présentes notamment dans le Journal Lapin du même auteur. Mais il va plus loin que dans ce précédent album et cherche cette fois-ci à partager avec nous les éléments de réponse qu'il a trouvés. Il le fait en adoptant un style très cartoon, en couleurs, proche de celui qu'il avait déjà utilisé pour sa fantasque Fantasiologie.

"Peindre la vie, ce rêve impossible, on ne peut que l'aimer" nous dit Baudoin depuis une trentaine d'années. Lucas Méthé essaie à son tour de dire l'indicible et de figurer l'infigurable... Bien entendu, il n'y arrive pas pleinement, mais cela valait le coup d'essayer.

dimanche 22 mai 2016

Le droit d'auteur, d'Emmanuel Pierrat et Fabrice Neaud (2016)

Les récits didactiques en bande dessinée ne datent pas d'hier. Traditionnellement, il s'agit justement de récits : biographies, épisodes marquants de l'histoire, etc. L'Oncle Paul et ses belles histoires ont eu beaucoup de succès aux grandes heures du Journal de Spirou pendant des années. À chaque fois, la même question se pose : comment trouver le juste équilibre entre texte et dessin ? S'agit-il réellement de bande dessinée, avec récit et dialogues, ou bien de textes narratifs illustrés (la distinction n'étant bien entendu pas nettement tranchée, mais en débattre ici nous mènerait trop loin).

Et encore, jusqu'ici nous parlions de récits, avec personnages, enchaînements chronologiques et péripéties. L'affaire se complique quand la bande dessinée didactique s'attaque à une explication abstraite. C'est notamment le cas dans le volume de la petite bédéthèque des savoirs dont je souhaite parler aujourd'hui, le cinquième, sur le droit d'auteur, sur un scénario d'Emmanuel Pierrat, grand spécialiste du sujet, et des dessins de Fabrice Neaud. Un tel défi est loin d'être nouveau pour ce dernier : déjà dans son Journal ou dans quelques récits courts, il avait abordé des thèmes abstraits, sujets l'actualité entre autres, et les avaient brillamment traités en bande dessinée (on pourra lire ici un texte consacré à ces essais en bande dessinée).

Il le fait ici encore une fois avec brio, mais sur une distance plus longue (60 pages). Malgré le talent de vulgarisation d'Emmanuel Pierrat, on pouvait craindre un traité un peu aride sur un tel sujet. Et, a priori, pas de véritable personnage dans un traité théorique sur le droit d'auteur. Pourtant si, en quelque sorte. Fabrice Neaud met à profit son art consommé de la métaphore iconique. Il représente certains aspects du droit d'auteur avec des objets (par exemple un parapluie pour les attributs d'ordre moral du droit d'auteur et un casque de chantier pour ses attributs d'ordre patrimonial), présents tout au long de l'ouvrage. Il introduit également plusieurs personnages, les plus présents étant le petit chaperon rouge et le grand méchant loup, pour accompagner le lecteur tout au long de l'exposé. L'éventail va donc de simples icônes à des personnages récurrents complexes, interagissant entre eux. Les symboles utilisés évoluent : ainsi, le casque de chantier devient chapeau melon lorsqu'il s'agit d'aborder les droits dits "voisins".

Cette personnification des enjeux théoriques souvent complexes exposés dans cet ouvrage permet au lecteur de se familiariser plus facilement avec eux ; la récurrence de certaines métaphores aide également le lecteur à suivre le fil du raisonnement et à mieux comprendre les relations entre différents thèmes. Cela permet également d'introduire quelques touches d'humour bienvenues pour désacraliser encore le sujet.

Pas de véritable récit, peu de phylactères. Pourtant le dessin enrichit significativement cet exposé didactique, en combinant plusieurs rôles : parfois ils complète "simplement" le texte avec des graphiques ; parfois, il l'illustre de façon directe (par exemple en montrant un portrait de Céline quand on parle de celui-ci, ou en montrant Karl Lagerfeld quand on évoque la mode) ; en complément de ces deux approches, le dessin enrichit également l'exposé par le jeu de ces métaphores iconiques, en créant des "personnages" récurrents qui permettent au lecteur de suivre l'exposé avec presque autant de facilité qu'un récit ordinaire. Il serait trop long d'énumérer ici toutes les techniques mises en œuvre par le Fabrice Neaud pour créer un jeu de renvois et d'échos tout au long du livre. En dernière page, comme au théâtre, l'ensemble des personnages revient pour saluer le public...

Nous avons donc ici un récit didactique en bande dessinée très réussi : le texte d'Emmanuel Pierrat pose de façon claire et succincte les principaux enjeux du droit d'auteur ; les dessins de Fabrice Neaud accompagnent le lecteur pour lui en faciliter la compréhension et la mémorisation, en jouant sur des registres très complémentaires du texte.

lundi 16 mai 2016

Eloge de l'impuissance, d'Edmond baudoin (2016)

L'Association vient de sortir en DVD Edmond, un portrait de Baudoin, le film de Laetitia Carton, consacré à Edmond Baudoin, dont j'ai déjà parlé plusieurs fois et que je continue à recomander. Il est accompagné d'une bande dessinée d'une quarantaine de pages, Éloge de l'impuissance.

Dans ces pages, Baudoin nous livre quelques réflexions sur sa vie et sur son art, au fil de la plume (et du pinceau, pour les planches consacrées à son frère Piero, utilisant ainsi la même technique que celle qu'il avait employée dans l'album éponyme). Au fil, relativement ténu, de discussions avec Laetitia Carton, il évoque brièvement l'ensemble de sa carrière, ses relations avec ses parents et ses enfants, ses rapports avec le dessin et avec les femmes, son lien avec son village d'enfance, Villars-sur Var, et ses camarades de là-bas.

Pourquoi Éloge de l'impuissance ? Il s'agit ici de l'impuissance à dessiner la vie, quête inlassable de Baudoin, mise en avant depuis ses premiers albums. C'est peut-être dans Le Portrait, entre autres, que cette impuissance est la plus richement écrite ("Peindre l'homme, ce rêve impossible", "Dessiner la vie... Le rêve impossible... On ne peut que l'aimer").

Bien sûr, l'ensemble peut paraître assez décousu. Mais quelle importance cela a-t-il ? Baudoin a atteint un tel niveau, une telle grâce dans le dessin, que la moindre pensée dessinée semble prendre vie sous sa plume. Son art dans l'utilisation des silhouettes, notamment, atteint encore des sommets. Tel un peintre oriental, il parvient à insuffler une vie extraordinaire à des personnages brossés en quelques traits.

samedi 2 avril 2016

Les Frustrés, de Claire Brétécher (1973-1980)

Jusqu'à très récemment, je connaissais mal l'œuvre de Claire Bretecher. J'avais lu quelques albums, un certain nombre de planches dans les premiers numéros de L'Écho des savanes, mais guère plus. Je décidai donc de pallier cette lacune et je me suis attaqué à l'intégrale des Frustrés. C'est encore mieux que ce que je pensais.

Pendant plus 400 pages, des personnes parlent et exposent leurs difficultés existentielles, leurs interrogations et leurs angoisses. Ce n'est jamais lassant, toujours bien vu, sans condescendance ni mépris pour ces caractères pourtant rarement très positifs. La célèbre citation de Roland Barthes déclarant en 1976, en évoquant ces planches publiées dans le Nouvel Observateur, que Claire Brétécher était la « meilleure sociologue de l’année » est beaucoup plus juste que ce que je pensais initialement : Les Frustrés décrivent en effet avec acuité et une certaine tendresse un milieu, les bourgeois bohèmes (l'expression était déjà employée à l'epoque...) des années 1970, confrontés à un monde et à des valeurs en pleine mutation.

Ce qui m'impressionne notamment dans les Frustrés, c'est qu'ils ne ressemblent à rien de ce qui existait alors, à ma connaissance dans la bande dessinée francobelge. Claire Brétécher était résolument un auteur à part. Femme dans un milieu quasiment exclusivement masculin (exceptées quelque coloristes ou épouses aidant leur mari), elle se lance dans cette série de chronique sociologique dont je ne connais pas d'antécédent en bande dessinée francobelge, avec un style de dessin très éloigné des canons "gros nez" de la bande dessinée d'humour de l'époque. On peut certes lui trouver des antécédents de l'autre côté l'Atlantique : les Frustrés me font ainsi fortement penser aux strips de Jules Feiffer pour le Village Voice à partir de 1956 (regroupés sous le titre d'Explainers), tant pour la critique sociologique et acerbe que pour le dessin vif et alerte.

jeudi 24 mars 2016

Quelques réflexions sur l'affiche du festival de Cannes 2016

Le festival de Cannes vient de révéler l'affiche de son édition 2016. A l'opposé des gros plans sur des visages d'actrices les années précédentes, elle montre Michel Piccoli, en tout petit, gravissant des escaliers donnant vers le ciel et l'immensité de la mer.

Cette photographie provient des photomontages effectués pour Le Mépris, de Jean-Luc Godard. Après le prix de consolation accordé à L'Adieu au langage lors du dernier festival, il s'agit là d'une nouvelle étape, positive, des relations compliquées entre le cinéaste et le festival depuis plus de 50 ans.

En tout cas, ce choix me plaît beaucoup. Non seulement l'affiche est très esthétique mais elle rend hommage à un superbe film, lui-même hommage à une certaine vision du cinéma. Le Mépris est un des plus beaux films de Jean-Luc Godard (sa construction relativement traditionnelle en fait en tout cas l'un des plus faciles d'accès et l'un des plus appréciés), un magnifique film sur le cinéma et un des plus grands chefs-d'œuvre de l'histoire du 7e art de façon générale.

C'est également un très bel hommage à un cinéma international et riche d'influences. Co-production franco-italienne, il met en scène l'une des plus grandes stars françaises à l'international, Brigitte Bardot, alors à somment de sa gloire, un grand acteur français habitué des grandes productions franco-italiennes, Michel Piccoli, un grand réalisateur allemand longtemps exilé aux États-Unis, Fritz Lang, et un célèbre acteur américain de séries B, Jack Palance. Le tout sur fond de récits tirés d'Homère et de magnifiques vues de la mer Méditerranée, respectivement berceaux littéraire et géographique de la culture européenne.

Cependant, juste après avoir découvert cette belle affiche, je lisais un article alarmiste dans Le Monde ("Le blues des films art et essai, célébrés mais peu diffusés", daté du 22 mars), soulignant à quel point les films dits "d'auteurs", quel que soit leur succès en festivals et auprès de la critique, étaient de plus en plus difficilement programmés en salles, ce qui les coupaient de facto encore davantage du grand public.

Le cinéma, un bel héritage en difficulté, particulièrement en Europe ?

mercredi 27 janvier 2016

Hermann, Grand Prix d'Angoulême 2016

Le nom du Grand prix du 43e festival d'Angoulême vient d'être annoncé, après des péripéties qui ont fait débat depuis quelques jours (ce qui est le cas à peu près chaque année, pourriez-vous me faire remarquer à juste titre).

La première péripétie arriva lorsque la liste d'auteurs présélectionnés fut annoncée. Pas une seule femme ne figurait sur la liste. Un collectif d'auteures indignées releva l'affaire. Les autres auteurs, notamment ceux qui étaient présélectionnés, les réseaux sociaux, puis même la presse généraliste s'emparèrent du sujet. L'administration du festival tenta maladroitement de justifier son choix, envisagea de modifier sa liste pour y inclure quelques femmes. Puis, finalement, elle supprima la liste et laissa les votants (l'ensemble des auteurs de bande dessinée) voter pour qui bon leur semblait.

Le premier tour eut lieu et les trois finalistes offrirent un choix très éclectique pour le second tour : Hermann, un dessinateur de bande dessinée franco-belge classique, Alan Moore, un scénariste britannique qui a révolutionné les comics anglo-saxons depuis les années 1980, et Claire Wendling. L'arrivée de celle-ci dans le trio de tête en surprit plus d'un. Son œuvre est en effet quantitativement modeste (guère plus d’une demi-douzaine d'albums de bande dessinée ; son œuvre marquante étant les cinq volumes des Lumières de l'Amalou, parues entre 1990 et 1996, sur un scénario de Christophe Gibelin), ce n'est pas un "auteur complet" (entendez : elle ne scénarise pas elle-même ses histoires), elle est relativement peu connue du grand publique et a arrêté la bande dessinée pour se consacrer à l'illustration il y a plus de 20 ans. « Elle est là juste parce que c'est une femme », avancèrent certains détracteurs. Le choix pouvait effectivement paraître inattendu. Les cinq volumes des Lumières de l'Amalou avaient rencontré un succès significatif dans les années 1990, certes, mais pas exceptionnel non plus. Peu à peu, quelques auteurs ayant voté pour elle explicitèrent leur choix sur les réseaux sociaux. Ils exprimèrent alors combien elle les avait influencés, à quel point, 20 ans après son dernier album de bande dessinée, ils continuaient à puiser de l’inspiration dans ses dessins. Claire Wendling est donc un exemple parfait de l' « artist’s artist » (l'artiste pour artistes), comme disent nos amis anglo-saxons : une artiste un peu méconnue du grand public mais particulièrement appréciée par ses pairs, à l’influence sans commune mesure avec son succès commercial (aux États-Unis, Alex Toth et Noel Sickles, notamment, sont les archétypes de ces artistes pour artistes).

Puis vinrent les résultats du 2e tour et Hermann fut élu. Ce choix était beaucoup plus attendu (ce qui ne signifie pas nécessairement plus justifié) : Hermann était dans la liste des favoris pour le Grand Prix depuis de nombreuses années. Solide dessinateur réaliste, il a offert ses premières grandes réussites, sur d’excellents scénarios de Greg, dans les années 1970. L’alliance des scénarios de Greg, aux multiples rebondissements et aux personnages plus humains que ceux de la plupart des séries contemporaines, et du dessin efficace et extrêmement vivant de Hermann allait donner les meilleurs albums des séries Comanche (entre 1972 et 1983 pour la publication en albums) et Bernard Prince (entre 1969 et 1978), deux fleurons de la bande dessinée franco-belge des années 1970. Hermann décida ensuite de voler de ses propres ailes et créa ses séries, sur des scénarios à lui : Jeremiah, dans un futur proche post-apocalyptique, et Les Tours de Bois-Maury, situées au Moyen-Age. Il s’adjoint plus tard les services d’autres scénaristes, « Morphée » pour la série Nic, Jean Van Hamme pour le one-shot Lune de Guerre et, surtout depuis 2000, Yves H., son fils, qui écrit maintenant la majorité de ses albums. Les dessins étaient toujours excellents, Hermann continuait à se remettre en cause sans cesse, changeant radicalement de technique de dessin à intervalles réguliers, mais les histoires furent alors beaucoup plus inégales. On disait que son caractère un peu revêche et certaines prises de position politiques l’empêchaient d’avoir le Grand Prix. Puis il déclara qu’il n’en voulait pas. Il se ravisa cependant, notamment sous la pression de son ami Boucq. Et celle année, les jurés décidèrent de lui accorder ce Prix, lui de l’accepter…

lundi 25 janvier 2016

Le Coeur Couronné, de Moebius et Jodorowsky (1992-1998)

Dans les années 1980, Moebius et Jodorowsky avaient publié un des récits de science-fiction les plus marquants de la bande dessinée franco-belge, L'Incal.

Lorsque l'on sut que ces deux auteurs allaient retravailler ensemble pour un nouveau cycle d'albums, dans les années 1990, les attentes furent élevées. Allaient-ils bouleverser la bande dessinée des années 1990 comme ils l'avaient pour celle des années 1980 ?

Entre 1990 et 1990, ils publièrent un cycle de trois albums (ils en avaient initialement prévus davantage, mais l'éditeur les contraint à se contenter de trois livres, ce qui les força à condenser très fortement le récit dans le dernier album ; Moebius fut obligé de passer de trois bandes par page à quatre, voire à cinq dans certaines pages) : La Folle du Sacré-Cœur (1992), Le Piège de l'irrationnel (1993) et Le Fou de la Sorbonne (1998), sous le titre global de Le Cœur Couronné. Nous suivons les mésaventures d'un professeur de philosophie à La Sorbonne, Alain Mengel, initialement reconnu et apprécié par ses pairs et ses élèves, fin spécialiste de Heidegger, Lévinas et bien d'autres. Mais, confronté aux limites de la mise en pratique de sa philosophie (sa femme le quitte, lui reprochant son "non agir", ses élèves le délaissent), il va être entraîné dans des aventures rocambolesques par une de ses rares élèves restée fidèle, Élisabeth. Elle apparaît clairement comme une illuminée ; elle est notamment persuadée qu'elle va engendrer le nouveau messie, Jean-Baptiste moderne préparant la voie d'un Néo-Christ. Dans cette perspective, elle va mettre Alain en contact de ce qu'elle considère comme les nouveaux Joseph et Marie...

Le moins que l'on puisse dire, c'est que les deux auteurs ne choisirent pas la facilité pour trouver le succès et ne répétèrent en aucune façon la recette de L'Incal. Par bien des aspects, ils en prirent même le contre-pied : après les aventures galactiques de l'Incal, Le Cœur Couronné est située dans un cadre strictement contemporain et, pour les deux premiers tomes, parisien. Nous étions donc très loin du dépaysement cosmico-spatial de L'Incal. L'Incal comportait de fréquentes touchés d'humour, mais le ton général était plutôt sérieux : le sort de l’Humanité dans sa totalité était en jeu. Cette fois, dans Le Cœur Couronné, le ton est résolument burlesque et le scénariste ne recule même pas devant de nombreux passages (je n'ose parler de "gags") scatologiques. Plus généralement, les deux auteurs semblent être ici à contre-emploi. Jodorowsky est plus à l'aise dans le mystique que dans le comique. Et Moebius trouve très peu d'occasions d'exprimer pleinement son talent. Sans les grands espaces de Blueberry, sans les monstres, les vaisseaux et les architectures futuristes de ses récits habituels, son dessin semble un peu étriqué. C'est loin d'être déshonorant, bien sûr, mais cela donne une certaine occasion de gâchis : pourquoi donc Moebius a-t-il consacré tant de temps à cette œuvre qui lui convenait si peu ?

Pourtant les thèmes chers à Jodorowsky sont bien là, très similaires, sur le fond, à ceux qu'il avait développés dans L'Incal : puissance de la méditation, sauvetage de l'Humanité par la foi d'un petit groupe de personnes, androgynie, présence d'un incrédule (John Difool puis Alain Mengel) au milieu du groupe des "sauveurs", etc. Mais le retour s'opère sous forme de farce : les trois compagnons d'Alain Mengel sont constamment décrits comme des doux dingues illuminés tout au long des trois volumes. Finalement, la force de ce récit réside peut-être dans ce paradoxe, dans cet écart souvent déstabilisant pour le lecteur entre la vision de Mengel, qui est celle que nous proposent les auteurs, et qui considère Élisabeth, Marie et Joseph comme de doux dingues, et les événements relatés : tous les miracles annoncés par ces illuminés finissent en effet par s'accomplir, aussi invraisemblables soit-ils. Alain Mengel renâcle à accepter ces péripéties fantastiques, ces miracles et ces transformations. Cependant, il évolue peu à peu, délaissant progressivement ses théories philosophiques pour une approche beaucoup plus organique de l'existence. Où donc se situe la vérité du récit ? Faut-il accompagner ces prophètes modernes dans leurs élucubrations mystiques ? Ou bien, avec Alain Mengel, se raccrocher à une certaine rationalité, de plus en plus ténue ?