mardi 25 octobre 2016

Ego comme X est mort, vive Ego comme X

En surfant tranquillement sur Internet ce soir, j'ai découvert presque par hasard cette déclaration de Loïc Néhou sur le site d'Ego comme x : « Bon... il est temps d’officialiser les choses : voici 5 ans que je ne me salarie plus (au passage, je ne remercie pas le CENTRE DU LIVRE ET DE LA LECTURE en POITOU-CHARENTES) et 2 ans que j’ai arrêté de publier des livres (je ne remercie pas non plus MAGELIS - POLE IMAGE d’Angoulême), je déclare donc que les ÉDITIONS EGO COMME X cessent désormais leurs activités. »

On voyait bien depuis quelques années qu'Ego comme x ne publiait plus autant de livres qu'avant. Certes, cette maison d'édition n'en avait jamais publié beaucoup, privilégiant toujours la qualité (et quelle qualité !) à la quantité. Certes, cela rejoint les difficultés de l'édition de bandes dessinées en général et des bandes dessinées autobiographiques en particulier (dont j'ai déjà parlé sur ce blog), qui étaient la spécialité d'Ego comme X. Mais voir cela écrit noir sur blanc m'a donné un choc.

Les éditions Ego comme x ont commencé très fort. Créées en 1994, elles révolutionnèrent la bande dessinée francophone, avec, à la même époque, L'Association, Fréon et Amok ou Cornélius. Elles regroupaient dans une revue (du même nom) quelques auteurs débutants mais déjà magistraux, Fabrice Neaud, Xavier Mussat, Vincent Sardon, Frédéric Poincelet, etc. Et, pendant leur première décennie d'existence, elles publièrent certaines des œuvres les plus marquantes de la bande dessinée francophone de ces quarante dernières années : les quatre volumes du Journal de Fabrice Neaud et Sainte Famille de Xavier Mussat. Grâce à ces œuvres et à quelques autres, l'autobiographie en bande dessinée francophone a atteint des sommets extraordinaires.

Les éditions Ego comme x avaient donc commencé très fort en publiant des chefs-d'œuvre marquants et en faisant découvrir certains des auteurs les plus talentueux de la fin du XXème siècle et du début du suivant. Elles n'en sont pas restées là et ont réussi à se renouveler : publication de nouveaux auteurs, soit, comme Jean Teulé et Frédéric Boilet, de grands anciens dont les œuvres étaient peu ou mal rééditées (Frédéric Boilet, en plus de voir ses œuvres rééditées, a aussi publié chez Ego comme x ce qui est à mon sens son meilleur album, L'Épinard de Yukiko), des auteurs étrangers (notamment quelques mangakas majeurs comme Yoshiharu Tsuge et Kazuichi Hanawa) ou bien des auteurs plus jeunes, qui apportaient un sens neuf à la bande dessinée autobiographique, comme Simon Hureau ou Lucas Méthé (avec notamment Ca va aller, L'Apprenti et le Journal Lapin). Depuis quelques années, elles s'étaient lancées dans l'expérience des livres imprimés à la demande, évitant ainsi le gâchis des livres retournés à l'éditeur. En 2012, elles avaient commencé à mettre en ligne les blogs dessinés de certains de leurs auteurs, essayant de montrer qu'un "blog BD" n'était pas condamné à la superficialité. En 2013 encore, j'ai découvert grâce à eux une œuvre coréenne très attachante, Histoire d'un couple, de Yeon-Sik Hong

Ego comme x s'arrête. Mais ses livres restent. Merci Ego comme x, merci Loïc Néhou.

mardi 11 octobre 2016

La Lumière de Bornéo, le Spirou de Frank Pé et Zidrou (2016)

Il y a une trentaine d'années déjà, Frank (qui n'avait pas encore ajouté "Pé" à son nom d'auteur) mettait en scène, avec brio et humour, le personnage de Spirou dans ses strips de L'Élan. Il s'empare aujourd'hui du personnage, et de ses compagnons habituels, Spip et Fantasio, le comte et le maire de Champignac, pour un album complet (et même un long album puisqu'il compte 84 pages). Le scénario final est crédité à Zidrou, mais l'histoire est de Frank Pé, qui avait même rédigé une première version du scénario.

Le dessinateur n'a pas hésité à construire son histoire avec les éléments qui lui tiennent le plus à cœur et auxquels il nous a habitués dans Broussaille ou Zoo : moments de bonheur passés à se perdre dans la nature, relation avec les animaux, difficultés de l'adolescence (on est loin des adolescents héroïques traditionnels de ces séries, qui viennent habilement seconder le héros avec leur courage et leur débrouillardise...), etc. Cela débouche sur un Spirou unique en son genre, même si d'autres auteurs, Franquin en tête, avaient déjà introduit monde animalier et poésie dans cette série (tout spécialement dans Le Nid des marsupilamis, un des sommets de la série).

Frank Pé s'est attelé à un défi considérable : montrer, dans le cadre d'une bande dessinée "classique", l'importance du beau (le beau de la nature ou celui de l'art, qui d'ailleurs se rejoignent ici) et de l'harmonie avec la nature et les animaux. Présenté comme ceci, cela peut sembler à la fois très ambitieux et à la limite du gnangnan (au moins pour les esprits grincheux). Pourtant, le pari, bien que périlleux, est, à mon sens, largement gagné. J'ai retrouvé en lisant cet album le plaisir et l'émerveillement qui m'avait saisi à ma première lecture des Sculpteurs de lumière, le deuxième album de Broussaille. Comment donc ? On pouvait raconter en bande dessinée une balade en forêt, un lever de soleil à la campagne, une nuit à regarder les étoiles, le vol des paillons sur les champs en été ? Et sans ennuyer le lecteur ?

Les auteurs abordent donc le monde balisé de cette série sous un angle relativement nouveau ; ils le font toutefois en s'inscrivant pleinement dans la longue tradition du personnage : Spirou roule en Turbotraction, sa maison n'a pas changé (même si son environnement urbain a évolué...), Spirou et Fantasio sont reporters pour Le Moustique (même si cela ne dure pas dans le cas de Spirou) et le comte de Champignac surveille ses champignons. D'autres personnages moins fréquents refont une apparition : c'est bien sûr l'inénarrable Noé, issu de Bravo les Brothers, qui est responsable de la ménagerie de l'album ; et le richissime collectionneur d'art venu du Golfe n'est autre que l’insupportable Ibn-Mah-Zout (Vacances sans histoires).

Contrairement à ce que sa réputation pourrait faire croire, Frank Pé n'est pas seulement le dessinateur de la nature et des animaux. C'est également un excellent peintre de la ville, Bruxelles principalement. Les rues de la capitale belge dans la journée, certains coins plus à l'écart la nuit, et, surtout, l'Atomium, sont également dessinés avec beaucoup de sensibilité (comme on avait pu le voir notamment dans Les Baleines Publiques et La Nuit du chat, deux albums de Broussaille). Frank Pé restitue la poésie de cette ville avec beaucoup de tendresse.

En outre, le récit est situé dans un futur proche (Spirou a pris quelques années et porte des lunettes), ce qui permet aux auteurs de croquer certains traits de notre époque, avec humour et avec la légère exagération permise par cet éloignement temporel. Il faut, pour s'en rendre compte, prendre le temps de se perdre dans les décors et dans les marges : l'État belge est en telle difficulté budgétaire qu'il a vendu l'Atomium, la société semble de plus en plus sécuritaire, une grande pauvreté est apparue dans les rues de Bruxelles. Autre thème cher à Frank Pé, les cadres "dynamiques" pressés offrent un contraste saisissant avec les personnes "normales" (il faut notamment observer le hall des arrivées à l'aéroport, où ce contraste est particulièrement bien dépeint). Les auteurs nous offrent également de réjouissantes satires de l'art contemporain et du journalisme...

Frank Pé parvient ainsi, avec l'aide de Zidrou et de Cerise (dont les couleurs sont très réussies et bien adaptées), à renouveler profondément Spirou, héros bientôt octogénaire (en 2018...), sans en trahir aucunement l'esprit. Un superbe album, qui invite à la rêverie et à la contemplation.